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Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

Debout, Fénéon !

21 minutes – 2000

Dars / Papillault
5 Mar, 2011
Tapuscrit...

Commentaire – Qui fut donc Félix Fénéon, éditeur, journaliste et critique d’art, Turin (1861), Châtenay-Malabry (1944) ? Un homme sans traces, effaceur de sa propre empreinte et qui prenait la vie avec des gants. Malgré un procès célèbre (pour une simple bombe dans un restaurant), malgré les quelques génies qu’il repéra avant tout le monde, on n’aura longtemps retenu de lui, lauréats compris, que le prix qui porte son nom.

François Nourissier – Félix Fénéon, j’en sais ce que j’ai cherché à savoir, quand j’ai reçu le prix, ou la bourse, en 1951… J’ai tout de suite posé, je me suis tout de suite posé des questions, j’ai tout de suite trouvé un interlocuteur pour me répondre, c’était Jean Paulhan… Donc pour moi, c’est tout à fait inséparable, la révélation de qui était Fénéon est inséparable du prix qui m’avait été donné… Car au fond pour moi, ce prix, j’avais vingt-quatre ans, je ne connaissais personne dans les revues, dans les journaux, dans la littérature, dans l’édition, absolument personne ! Et puis ce petit prix me tombe du ciel, et on me dit : « Vous devriez remercier certains membres du jury… » Alors je demande la liste des membres du jury et je vois, Aragon, Jean Paulhan, Marcel Arland, Dominique Aury… Alors j’ai dit : « Ce sont les gens qu’il faut remercier ? » Alors j’ai envoyé des lettres, en disant je serais heureux d’aller vous remercier, et au lieu de me jeter, ils m’ont tous dit, mais venez, venez bavarder ! Et je me suis trouvé en trois semaines faire la connaissance d’Aragon, de Paulhan, de Dominique Aury, de Marcel Arland ! Et ça a finalement changé ma vie… Il y a eu des années et des années d’amitié qui ont découlé de cette première lettre pour remercier du prix Fénéon !

Commentaire – Lequel résultait d’une amitié d’éminences grises : Fénéon avait dirigé la meilleure revue de la fin du siècle, la Revue Blanche, il avait créé les Editions de la Sirène, avec Cendrars et Cocteau. Paulhan dirigeait la glorieuse revue de Gallimard, la NRF, sauf pendant l’Occupation, où il préféra fonder les Lettres françaises et participer aux débuts des Éditions de Minuit. Après la mort de Fénéon, il suggéra à Fanny, sa veuve, l’idée d’une vente de la collection de peintures de son mari, afin de constituer un fonds pour décerner chaque année, sous la houlette de la Sorbonne, un double prix, littéraire et d’arts plastiques, pour talents débutants. A son tableau de chasse aussi bien Claude Roy et Hélène Parmelin que Francis Ponge, Mohammed Dib, Nicolas Genka, Patrick Modiano ou Jean Echenoz.

Jean Echenoz – Mais pour moi, c’était une chose très importante, pas du tout sur le plan matériel, encore que si, parce que ça m’apportait un peu d’argent, d’ailleurs j’ai lu l’autre jour que, dans le règlement du prix, il doit « récompenser de jeunes écrivains dans le besoin », je crois… Bon, j’étais pas tant dans le besoin que ça, mais enfin, pas si loin ! Mais ce qui m’impressionnait, c’est que, dans le passé, dans l’historique du prix Fénéon depuis qu’il existe, ça avait été quand même des gens aussi divers que Robbe-Grillet, Butor, Jacques Roubaud, Sollers, Modiano, Renaud Camus, bon… Ça faisait quand même… Et généralement pour de premières œuvres, premières ou deuxièmes œuvres… C’était une chose qui me paraissait un peu miraculeuse, quand même, qu’un prix aussi discret, aussi peu médiatique, comme on dit, apparemment aussi peu soumis à tout ce qu’on raconte sur les prix, d’influences, de stratégies, etc., qui avait une apparence d’intégrité d’autant plus qu’il était décerné, enfin, je ne sais pas si c’est une véritable caution, mais à l’Université, hors de toute dimension journalistique, etc., ça avait un côté assez, euh, assez pur !

Commentaire – Et comme le prix Nobel, le prix Fénéon prend sa source dans les explosifs : employé modèle au ministère de la Guerre, Fénéon avait pour amis de remuants anarchistes. Lorsque la police les attrapait, la justice ne faisait pas de quartier. En 1894, Fénéon est accusé d’avoir lancé une bombe dans le très chic restaurant Foyot, il est incarcéré à la prison de Mazas et promptement jugé, lors du procès dit des Trente. Aux questions mortelles du procureur et du président, il oppose une logique à la Lewis Carroll.

Henri Cueco – « – On vous a vu causer avec des anarchistes derrière un réverbère ! – Pouvez-vous me dire, monsieur le Président, où ça se trouve, derrière un réverbère ? Le procureur : – On a trouvé dans votre bureau, au ministère de la Guerre, onze détonateurs et un flacon de mercure. D’où venaient-ils ? – Mon père était mort depuis peu de temps, c’est dans un seau à charbon qu’au moment du déménagement j’ai trouvé ces tubes que je ne savais pas être des détonateurs… Le procureur : – Interrogée pendant l’instruction, votre mère a déclaré que votre père les avait trouvés dans la rue. Félix Fénéon : – Cela se peut bien… – Cela ne se peut pas ! On ne trouve pas des détonateurs dans la rue ! dit le procureur… Félix Fénéon : – Le juge d’instruction m’a demandé comment il se faisait qu’au lieu de les emporter au ministère, je n’eusse pas jeté ces tubes par la fenêtre. Cela démontre bien qu’on pouvait les trouver sur la voie publique. Rires. – Votre père n’aurait pas gardé ces objets, il était employé à la Banque de France et on ne voit pas ce qu’il pouvait en faire… Félix Fénéon : – Je ne pense pas en effet qu’il dût s’en servir. Pas plus que son fils, qui était employé au ministère de la Guerre… »

François Nourissier – Ce n’était pas… Ce n’était pas un personnage, un personnage doux ni tendre, Fénéon… Moi, ce qui me, ce qui me frappe, dans les, le fameux portrait par Signac, c’est à quel point c’est un anguleux ! C’est un pointu, c’est un hérissé ! C’était, c’était pas un gentil ! L’homme qui va poser une bombe sur la fenêtre du restaurant Foyot avait, consciemment ou inconsciemment, envie de faire des morts, quand même… Je crois qu’on ne se rend pas compte à quel point les, les bourgeois du tournant du siècle, qui ont tourné à l’anarchie, étaient, étaient prêts, pour certains, à n’importe quoi ! Y en a qui n’ont pas été anarchistes longtemps, genre Barrès, comme ça… Mais y en a qui étaient des vrais durs, et Fénéon était un fin, un dur et un acéré… Je trouve…

André Berne-Joffroy – On ne pouvait pas du tout prouver que c’était lui qui avait lancé cette bombe, et je vois, madame Ungersma pense que c’est lui, et beaucoup de gens le pensent aussi, je crois que Paulhan le pensait aussi, quant à moi, je n’arrive pas à le croire… Mais évidemment, j’ai connu un autre homme, j’ai connu un vieillard… Et il avait été un jeune homme… Mais voyez-vous, je m’appuie aussi sur le fait que des gens comme Mallarmé ne voulaient pas le croire non plus… Le témoignage de Mallarmé était que c’était uniquement sur le plan intellectuel qu’il pouvait jeter des bombes…

Commentaire – Acquitté au bénéfice de l’insolence, Fénéon avait quand même eu chaud : son ami Émile Henry venait d’être guillotiné, comme Ravachol un peu auparavant. Il quitte le ministère de la Guerre, où sa présence faisait un peu désordre, et se retrouve rédacteur en chef de la Revue Blanche. Dans le quotidien Le Matin, il soigne sa rage sociale par une nouvelle manière de traiter le fait divers, les Nouvelles en trois lignes, où il s’agit d’en dire le plus possible en en disant le moins possible : « Deux cents résiniers de Mimizan (Landes) sont en grève. Trois brigades de gendarmes et cent fantassins du 34e les observent ». « Les femmes rouges d’Hennebont ont saccagé les vivres qu’apportaient aux ouvriers rentrés aux Forges les femmes jaunes. »

Béatrice Leca – C’est presque difficile d’en penser quelque chose si on n’est pas immergé dans cet univers-là, parce qu’au fond, on l’effleure et on le quitte presque immédiatement… Donc, on sait qu’il s’est passé quelque chose, mais y a pas d’écho ! C’est des phrases qui sont trop, trop vissées, d’une certaine façon, et en même temps très désinvoltes, pour qu’on puisse vraiment savoir que c’est ça à quoi on pense, même si on est amené à y penser d’une certaine façon après… Oui, en effet, ça renseigne sur l’état du monde, quoi : « Sur le pont de Charenton, madame veuve Guillaume et son concubin discutaient. Il l’abattit d’un coup de tringle et la piétina. » Ou alors : « Irritées par un dur régime, les femmes sans vertu qu’on cloître et traite à la maison de secours de Nancy l’ont saccagée. »

Henri Cueco – « A cinq heures du matin, M-P. Bourget fut abordé par deux hommes, rue Fondary. L’un lui creva l’œil droit, l’autre l’œil gauche. À Necker. » « Le lyonnais Frachet, mordu par un carlin et cru guéri (Institut Pasteur) a voulu mordre sa femme et est mort enragé. » « Île de la Grande Jatte : une discussion des ouvriers Werk et Pigeot a fini par trois balles que tira celui-ci et que reçut celui-là… » « Tombée d’un train lancé à toute vitesse, Marie Steckel, de Saint-Germain, trois ans, a été ramassée jouant sur les cailloux du ballast. » C’est une très jolie image, et pour une fois, comme ça, un peu optimiste, parce que ce sont souvent des choses épouvantables qui se passent, dans ces petites nouvelles… « Bousculé par la piété convulsive d’un pèlerin de Lourdes, Mgr Turinal s’est blessé, face et cuisse, avec son ostensoir. » Ah, j’aime beaucoup celui-là, qui est vraiment la concentration idéale : « Des femmes assassinées : mesdames Gouriot, Josserand, Thiry, 24, 69, 72 ans, de Cotméhal, Saint-Maurice, Sorbet, Finistère, Loire, Meuse. » C’est peut-être le plus concentré qu’on ait vu… Parce que ça raconte trois histoires en même temps… Mais y a aussi une relation permanente de la misère… C’est vraiment, c’est vraiment un almanach complexe de l’époque… Et on comprend, à ce moment-là, on comprend mieux la violence qu’il a lorsqu’il est anarchiste… Alors qu’il n’y a jamais expression de sentiments, dans cette littérature, et la violence, elle ressort des faits, elle n’est pas dite, y a pas d’adjectifs ! C’est une littérature sans adjectifs… Et ça, c’est très moderne…

Jean Echenoz – Une condensation de concision, de perfection stylistique un peu sophistiquée, et de, à la fois de délivrance de l’information et de mise à distance de cette information, en trois lignes… Mais ce qui est surprenant, c’est que cette dimension stylistique chez Fénéon, on la retrouve de façon un peu différente, mais, mais tout aussi efficace, dans les portraits qu’il fait, dans les portraits qu’il fait d’écrivains, de peintres, d’artistes en général, c’est une écriture très, très oblique, très… d’une extrême sophistication, mais qui, qui rit en même temps de sa propre sophistication, enfin, y a… Y va chercher, y a un champ lexical très, très considérable, mais on sent toujours, et c’est ça qui est très étonnant dans le style de Fénéon, que cette, cette recherche lexicale est en même temps entièrement cousue d’ironie…

Henri Cueco – Alors, y a une distance qu’on pourrait juger aristocratique, aujourd’hui, hein… Mais moi, je pense, on a trouvé l’équivalent dans le domaine de la peinture, donc ça me permet de comprendre… C’est un refus de l’auteur, du peintre, d’épuiser lui-même les émotions qu’il perçoit, c’est-à-dire, il crée une situation, avec une neutralité absolue, une concentration considérable, de façon à ce que ce soit l’autre qui éprouve l’émotion, mais pas lui-même ! C’est un peu le procès de l’expressionnisme, que je fais là, de l’expressionnisme en peinture, le peintre expressionniste, il éprouve, il manifeste, et on pourrait presque dire quelquefois l’émotion qu’il veut susciter, alors qu’il y a eu dans la peinture des tentatives de refroidissement de la peinture, de façon à la contenir, pour que ce soit le public qui ait l’émotion…

Françoise Cachin – C’était un homme qui aimait le, comment dirais-je, une peinture très contrôlée, très, où on sent l’intelligence et l’esprit et le contrôle… Mais avec un regard très ouvert, par exemple il a dit cette chose merveilleuse, « aucun texte », je cite, je cite pas, mais le contenu c’est ça, « aucun texte de critique d’art ne vaut un trait de Degas… » Vous savez, il était très, très modeste ! Il adorait Degas ! Il faut savoir qu’en 1886, Félix Fénéon est un jeune homme de 26 ans, c’est lui qui fait le premier article sur les, Une saison en enfer, de Rimbaud, c’est lui qui a publié quelques mois plus tôt les premiers textes de Rimbaud dans une revue dont il s’occupait, et c’est lui qui découvre Seurat ! Georges Seurat… Alors c’est un découvreur extraordinaire, et je peux pas dire un théoricien, car il n’a pas une théorie absolue, il a défendu énormément les peintres néo-impressionnistes, d’ailleurs c’est lui qui a inventé le nom, c’est lui qui a, le premier et le mieux peut-être, parlé de Georges Seurat et des ses amis néo-impressionnistes, Signac, Cross, Angrand, Théo Van Risselberghe, etc., il était particulièrement lié, par la suite, à Signac… Par exemple, je pense que c’est par lui que Fénéon a connu Matisse, par exemple… Mais en revanche, Fénéon, ils étaient très proches et très liés, donc Fénéon lui faisait connaître énormément de choses, par exemple c’est lui qui lui a fait découvrir James Joyce, qui était une des découvertes, aussi, de Fénéon… Il aimait au fond être un intermédiaire… Entre les artistes et les autres, entre les écrivains et les autres…

André Berne-Joffroy – Il était de ceux qui sont, qui existent, ça existe, des gens qui n’aiment pas se mettre en avant… Il ne trouvait pas ça très élégant… Et donc il était certainement un homme… Il était un dandy !

Commentaire – Les grands hommes que la gloire néglige ou qui négligent la gloire nous laissent sur un sentiment d’injustice. Pour combler ce manque, Jean Paulhan a écrit en 1943, peu avant la mort de son ami, F.F. ou le critique, tombeau à la gloire de celui qui voyait clair dans le tourbillon des faux-monnayeurs de son époque : « Il est à la rencontre de deux siècles. Il sait retenir de l’ancien, Nerval et Lautréamont, Charles Cros et Rimbaud. Il introduit au nouveau Gide, Proust, Claudel, Valéry, qui apparaissent. Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon.» Parmi les rares portraits réunis dans l’ouvrage (Fénéon n’était guère assidu à sa propre image), il en est un qui s’est échappé de la maison de santé où il mourut, à la Vallée aux Loups, près de Paris, pour rejoindre la collection d’un écrivain habitant justement de nos jours la Vallée aux Loups.

Claude Seignolle – En faisant les puces de la porte du Kremlin-Bicêtre, je tombe sur un portrait de quelqu’un qui apparemment ne présentait pas un intérêt particulier pour moi, personne n’en voulait, ça coûtait trois cents balles, je l’ai acheté ! Bon… Et il s’agissait de ce portrait ! Et ce portrait… Le voici ! Je ne sais pas si vous le voyez bien, il est gris, il est signé d’un nommé David Estoppey, et il est marqué Félix Fénéon… Si c’est pas formidable, un souvenir de la petite Halperin ! Je vais en parler à un libraire, je lui dis, est-ce que tu as quelque chose relativement à Fénéon… Ah, y me dit, j’ai un livre qui a été écrit par Jean Paulhan, ce livre le voilà, je te fais un prix, donne-moi deux cents balles, ça n’existe plus, il n’en a plus aucun exemplaire ! Regarde un peu ce qui se trouve à l’intérieur, est-ce que c’est des fois ton tableau ? Alors y me le met sous les yeux, je lui dis, ben non, c’est pas celui-là, alors je vois Félix Fénéon, F.F. la critique, par Jean Paulhan, 1945… Hou là là ! Oh ! Oh ! ! Je fais, Ouh, ouh ! Voilà ! Voilà notre gaillard ! Voilà notre gaillard… Voilà ce tableau…

Commentaire – Dernier hasard post-mortem pour clore une vie sans mode d’emploi. Alfred Jarry l’appelait : Fénéon, celui qui silence. Il aurait bien pu ajouter : celui qui coup de pouce. Éminence grise, quoique d’un gris acier, ami discret des écrivains faméliques, il aura passé sa vie à aider, du peintre au désespoir à l’anarchiste à la dérive, dépensant et se dépensant sans compter pour ceux en qui il apercevait le peintre ou l’écrivain supérieur. Félix Fénéon, ou l’homme sans vanité.

Françoise Cachin – C’est ce qu’on appelle une sorte d’éminence grise, enfin, quelqu’un qui a eu un rôle très, très important, et qui l’a eu sous forme du marché de l’art, c’est d’ailleurs très intéressant, de voir qu’un homme a pu se dire que c’était passionnant d’essayer d’aider les artistes, qu’il y avait d’autres façons de les aider, y avait la plume, y avait aussi le marché de l’art ! Leur donner les moyens de vivre… Il a quand même, il l’a quand même fait pour le début de la carrière de Matisse et de Van Dongen, par exemple…

André Berne-Joffroy – On l’a toujours défini comme une éminence grise des lettres, et c’est évident qu’il n’y a pas un écrivain important dont il ne se soit occupé… Et donc, c’était, c’est déjà très étonnant… D’avoir eu à la fois, à la fois Mallarmé et Rimbaud, mais aussi, n’est-ce pas, Jarry, Valéry, Gide, et tant d’autres choses…

François Nourissier – Les Illuminations, c’est Fénéon ! Maldoror, c’est Fénéon ! Alors c’est quand même une présence étonnante sur le front le plus exposé ! Quant aux peintres, là il a eu beaucoup de gens ! Et il a eu des gens un petit peu, un petit peu particuliers, souvent on lui reproche, on dit : « Oui, il a raté, il a raté Picasso ! » Il a raté Picasso, mais il a eu des peintres un tout petit peu marginaux, et je crois que le vrai mouvement esthétique d’une époque se fait pas par les, les grandes massues géniales qui écrasent tout le monde, l’évolution, la révolution, se font plutôt par les marges ! Et c’était l’homme des marges, Fénéon… C’est pour ça que je, je trouve que c’est un, c’est un être très mystérieux et admirable…

Béatrice Leca – Y a un texte qui parle, un texte d’Alexandre Astruc, qui parle du désir d’invisibilité des écrivains… Et qui dit par exemple, je l’ai pas, enfin, j’ai pas relu entièrement, mais qui dit : « Si Picasso est un peintre et Aragon un écrivain, ce n’est pas par quelque mystérieux décret du hasard, ou des éditeurs et des marchands de tableaux. C’est qu’ils ont écrit des livres ou qu’ils on peint des tableaux. Mais Fénéon, lui, ne veut rien faire, et surtout ne jamais s’engager dans son faire. « Je n’aime que les travaux indirects », disait-il. Et si nous savons si peu de lui, ce n’est pas qu’il soit plus énigmatique ou plus mystérieux que les autres. Non. Mais il n’a pas d’être, ou presque, et dans un homme, ce n’est jamais que l’être que nous connaissons. »

21 min 10 s

Portrait de Félix Fénéon, éminence grise des lettres et de la peinture depuis la fin du 19e siècle jusqu’à sa mort en 1944, rendu brièvement célèbre par un procès anarchiste où il était accusé d’avoir jeté une bombe dans un restaurant, mais éditeur de Rimbaud et, au sein de la célèbre Revue Blanche, de Laforgue, Joyce, Gide, Claudel et Mal­larmé, puis marchand d’art et découvreur de Seurat, Signac, Cross et Matisse.

Par testament de sa veuve fut créé le prix Fénéon, qui depuis 1948 couronne pour son premier ouvrage un jeune auteur, avec quel­que flair, puisqu’en bénéficièrent aussi bien Michel Butor que Fran­çois Nourissier, Alain Robbe-Grillet, Jean Echenoz et les peintres Rebeyrolles et Cueco. Comme écrivain, il laisse un recueil d’explo­sives « Nouvelles en trois lignes », collection de faits divers concen­trés à l’extrême, irremplaçable instantané de la violence et de la cocas­serie d’une époque.