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Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

La trittoia ou le rendez-vous de Thasos

37 minutes – 2007

Dars / Papillault
11 Mar, 2011
Tapuscrit...

Thomas Cucchi – On cherche quelques parties anatomiques pour reconstituer ce qu’ils appellent une trittoia, espèce de sacrifice animal… En fait, je m’occupe des ossements, là donc effectivement je vais nettoyer les ossements, uniquement…

Commentaire Nous sommes à Thasos, la grande île de la Grèce du Nord. En 1999, une fouille de l’Ecole française d’Athènes y avait mis au jour tout à fait par hasard les squelettes intacts, mais coupés en deux, de trois animaux, taureau, cochon, bélier : type de sacrifice que l’on ne connaissait jusqu’ici que par les textes, et pas n’importe quels textes : Démosthène, Homère, l’Ancien Testament.

On avait bien trouvé les deux moitiés du taureau et du verrat, mais il manquait encore l’arrière du bélier, qui ne se trouvait pas dans les limites de la première fouille. En 2002, avec l’aide d’un archéozoologue venu tout exprès pour l’occasion, on rouvre le chantier, pour un rendez-vous avec la dernière pièce manquante d’un puzzle qui dormait là depuis 2 400 ans.

François Poplin – C’est la terre qui était là, dans le sondage, qui était sortie, qui était remise et nous la tamisons pour rechercher les morceaux manquants des animaux de la trittoia, c’est-à-dire du sacrifice triple et bipartite : on coupait trois animaux en deux, ça fait six morceaux, on en avait cinq et où est le sixième… Là il y a des petits bouts, ils sont là, on en trouve de temps en temps. Hier on a trouvé une vertèbre qui colle sur le squelette du bélier…

Jean-François Dars – Il y avait un bélier…

François Poplin – Un jeune bovin et un porcin, mâle, tout ça… Tous les trois mâles. Un bovin de deux ans, deux ans, deux dents.

JFD – Jusqu’où vous pensez descendre, comme ça ?

Dominique Mulliez – Un mètre vingt, à peu près, c’est le niveau… C’est à peu près le niveau où reposaient les… les os des bêtes trouvées en 99…

Commentaire – Trois animaux mais séparés en deux tas, dont une partie manquante, une fouille, mais rebouchée puis réouverte, de deux fosses successives imbriquées l’une dans l’autre. On pourrait s’y perdre, sans le goût de la méthode et le sens de la stratigraphie qui font tout le charme de l’archéologie moderne.

Dominique Mulliez – Voilà donc là on est orienté exactement, on est dans la même position, donc, partie sud du sondage, où il y avait le squelette du bovidé, la partie arrière, la voici dans la partie nord du sondage. Et en dessin, ça vous donne ceci. Donc on a ici l’arrière du bovin, l’avant du bélier, l’arrière du porcelet, ici on a l’avant du porcelet, l’avant du bovin et ce que l’on cherche, c’est l’arrière du bélier qui nous manque.

Anne Papillault – Et en ce moment vous êtes en train…

Dominique Mulliez – On fouille ce secteur-ci.

AP – Et pourquoi vous ne l’avez pas fouillé l’autre fois ?

Dominique Mulliez – Tout simplement parce qu’on avait ouvert le sondage pour tout autre chose… Le but du sondage était d’établir la continuité stratigraphique entre le mnema de Glaucos que vous avez là et un élément du rempart archaïque qui est derrière moi. Donc en ouvrant un sondage entre ces deux éléments, le monument de Glaucos est ici, le mur de rempart archaïque est ici, notre objectif c’est de voir s’il y avait une continuité stratigraphique pour les couches les plus profondes entre le mnema et le mur archaïque. Et c’est à ce moment-là que tout à fait par hasard, dans la dernière semaine de fouille, nous avons trouvé ça qui nous a emmenés tout à fait dans une toute autre direction. Donc on n’avait pas le temps matériellement de prolonger le sondage. On l’a rebouché en disant que dès qu’on le pourrait on le rouvrirait.

JFD – Y avait que des os, on n’a pas trouvé d’objets ?

Dominique Mulliez – On a trouvé beaucoup de fragments céramiques dont on a les photo¬gra¬phies ici, ce sont des planches que l’on fait rapidement en fin de campagne pour avoir une idée de l’ensemble du matériel, mais c’est un matériel qui est extrêmement frag¬men¬taire, assez peu caractéristique, l’élément le plus récent est un élément du milieu du IVe siècle, avant, bien entendu, donc tout ce qu’on peut en conclure pour l’instant, et on ne va pas plus loin, c’est que la fosse, la première fosse en tout cas, a été creusée après le milieu du IVe siècle. Et on espère, avec l’analyse céramologique, cette année, pouvoir préciser cette chrono¬logie, c’est pour ça aussi qu’on procède à un tamisage systématique pour être absolu¬ment sûrs, cette fois-ci, qu’aucun élément d’information ne nous échappe.

François Poplin – D’ailleurs, le conseil de bien ramasser les os, il est déjà inscrit dans la profondeur de l’âme et de la littéra¬ture grec¬que puis¬que Homère nous dit, au moment où il s’agit de récolter les ossements de Patrocle, Achille donne la recommandation, à travers la bouche et la plume d’Homère, si j’ose dire, « recueil¬lons soigneusement les os ». Parce que le bûcher funéraire, c’est le lieu de nais¬sance de l’os¬téo¬logie. Au début, l’ostéologie c’était d’aller récolter, l’art d’aller recueillir les osse¬ments dans les cendres du bûcher… Il suffit d’y croire, hein, il suffit de se dire en cherchant bien on va les trouver, et d’avoir la patience pour le faire, la détermination. Alors vous me direz, oh ben, c’est beaucoup de peine pour aller chercher des petites pièces complémentaires, ça c’est, non, ça c’est le principe de base, il faut réunir tout pour travailler sur quelque chose d’aussi complet que possible. Quant au fait d’ensevelir les deux parties dans le sol, c’est quelque chose qui… qui évoque un peu, enfin, ça correspond un peu à ce qu’il y a dans l’esprit de « enterrer la hache de guerre », c’est-à-dire, on scelle dans le sol le contrat. Et le problème, hélas, c’est que par-dessus tout ça il devait bien y avoir une stèle, il devait bien y avoir un moyen mnémonique, ou mnémotechnique, un mnémè, quoi, quelque chose qui témoigne de ce qui était enterré. Et malheureusement, ça on ne l’a pas.

JFD – C’est déjà beau de trouver une trittoia…

Dominique Mulliez – C’est déjà beau de trouver une trittoia, c’est la première qu’on trouve en Grèce, alors, première attestation archéologique d’une trittoia… Ce qui est bien c’est la relation qu’on peut établir, justement, entre un complexe ostéologique comme celui qu’on a mis au jour et les textes littéraires et épigraphiques, parce que là on a vraiment des données qui s’emboîtent les unes dans les autres et qui permettent de s’éclairer l’une l’autre. En l’occurrence, ça éclaire ce que l’on connaissait déjà, et ça le complique en même temps puisqu’on a deux rituels qui sont associés.

François Poplin – Alors voilà l’exercice, ici il y a un fragment de mâchoire de mouton plutôt que de chèvre, enfin bref avec trois dents, du côté droit, est-ce qu’il va recoller sur ce qu’on a trouvé en 99… Je ne le joue pas gagnant parce qu’il n’a pas tout à fait la couleur qui convient… Et alors ce tout petits morceau, c’est peut-être une petite apophyse latérale d’une vertèbre du cou du jeune taureau. Mesdames et Messieurs, nous allons chercher les acteurs…

Ça, c’est le petit cochon !… Qu’avait un an déjà, hein… Ça, c’est la suite du petit cochon… Normalement… Le crâne est rangé… Le crâne du bélier est rangé… Mais c’est pas grave, je vous le montrerai, le crâne, il est vraiment… Mais en principe… Voilà, les mandibules sont là. Les mandibules sont là… Et je vois tout de suite que c’est pas la peine d’aller plus loin, on a déjà la pièce qu’il faut. Vous voyez, on voit bien que les dents se corres¬pon¬dent, là, et cette pièce-là, à vrai dire, elle est d’une taille plus grande. C’est un jeune bélier, non, enfin, c’est un jeune bélier, moi je verrais plutôt un solide bouc. Donc je range ce brave bélier, et j’appelle le petit taureau… Mesdames, Messieurs… Alors ça peut paraître mystérieux cette opération, de se retrouver dans les pièces d’un… Ben c’est comme si on trouvait un mot, un morceau de mot sur une plaquette, et qu’on se dise, dans un dictionnaire il suffit d’avoir appris à lire, et puis d’avoir confiance, et puis voilà. Alors voilà. Mon esprit se porte naturellement vers une des apophyses… Ça pourrait être celle-ci. Donc je continue à chercher, et je vois que… ben qu’il va falloir ramer pour la trouver parce que ce n’est pas évident. Et on constate que ces apophyses sont fragiles au point que j’ai déjà recollé ces deux-là. Et quand j’approche mon petit fragment, eh bien, avec une certaine habitude, on peut quand même, même sans une habitude très forte, constater que, une fois qu’on est au bon endroit, il y a une ressemblance. Alors, puisque cette vertèbre-là a le petit morceau, est-ce que ce n’est pas sa voisine. Je vais chercher sa voisine de banc, je porte le morceau dans la posi¬tion réglementaire et je constate, ô miracle, que ça recolle. Et que déjà il y a une diffé¬rence de coloration – c’est une cassure fraîche, hein, c’est une cassure de 99 – mais il y a déjà une petite différence de couleur entre les deux morceaux. Voilà, alors là, c’est… c’est bon, il ne reste plus qu’à numéroter, coller, etc.

AP – Chaque fois vous retournez au musée ?

François Poplin – Oh pas chaque fois parce que là l’essentiel on récolte, hein, on fait la récolte d’abord, mais enfin on a déjà fait plusieurs tests, et ça marche, il n’y a pas de doute, hein, c’est… Parce que comme c’est des animaux qui ont été confiés à la terre entière, même dans leur chair et leur peau, hein, les os n’ont pas vu le jour, les os sont passés de la chair à la terre, ce qui est beau d’ailleurs, bon… Et alors ils sont vraiment, ils ont été mis dans les meilleures conditions, ils n’ont jamais traîné sur le sol, ils n’ont jamais été à la pluie, ils n’ont jamais connu la dent des chiens ni autres et ils sont dans un sédiment qui est très bon pour la conser¬va¬tion, c’est une sorte de sable calcaire, alors, on peut pas faire mieux. Vraiment on peut pas faire mieux, ce qui fait qu’ils se distinguent du premier coup d’œil d’un os alimentaire qui a connu, lui, les intempéries, et toutes les… tous les drames de la taphonomie… Par conséquent à la fois ça se repère bien et les remontages se font !

Commentaire – Dès qu’on creuse le passé, en plus des os, on tombe sur de la vaisselle brisée, comme si l’Histoire n’avait jamais été qu’une immense scène de ménage. La fouille de la trittoia n’échappe pas à la règle, et heureusement : les humbles tessons retirés de la fosse ont aussi beaucoup de choses à dire.

JFD – Comment ça se fait qu’on trouve tellement de céramique ?

Francine Blondé – Ben parce que, tout simplement parce que, dans l’Antiquité tout est en céramique, on n’avait pas de plastique, on n’avait pas d’aluminium comme on a employé, donc la céramique, toute la vaisselle entre autres, et beaucoup d’autres choses, sont en céra¬mique, qui se détruit pas, ça se casse, mais ça se détruit pas, donc, c’est logique ! Donc finalement c’est l’élément qui date le plus, à part évidemment les monnaies et ici les timbres, c’est une des raisons que j’ai commencé à faire de la céramique, parce que c’est ça qu’on sort en quantité. Quand on fait une étude céramologique il faut faire attention de pas tourner en rond, parce que c’est la céramique qui date la fouille, mais on emploie aussi ensuite les cou¬ches pour comprendre la céramique, donc c’est deux différents niveaux qui sont assez diffé¬rents, mais disons pour… Dans une fouille on peut pas avoir une autre idée vite de la chronologie sauf par ça, et heureusement les monnaies.

François Poplin – L’un des objectifs était de trouver encore en place le sommet des apophyses… Voilà, oui alors, ça, c’est à lui ! On arrive sur les os… Petit pinceau. Voilà, bon alors ça y est, je vous annonce : métatarsien du bélier.

Dominique Mulliez – Bravo !

François Poplin – Prévenez votre maman que ça risque de durer longtemps et que vous ris¬quez de rentrer tard ! Il était plutôt les pieds là-bas, et le dos, à dos avec le…

Dominique Mulliez – Dos à dos avec le bovin.

François Poplin – Voilà. Alors voici qu’émerge à côté l’extrémité distale du tibia, ce qui fait que là il devrait y avoir le tarse. Bien. Alors, on va attaquer par la face nord, pour dégager un machin qui est là, et qui doit être… un tesson ! Le voulez-vous le tesson, Francine, dès maintenant ?

Francine Blondé – Oui, oui !

François Poplin – Non, c’est pas un tesson, c’est un caillou, et hop là ! Y a quelqu’un là, dans cette direction-là ?

AP – Personne ! Allez-y !

JFD – Aaaaïïïïïe !

AP – C’était un touriste…

François Poplin – Ça devrait commencer à se passer par là les vertèbres, parce que faudrait bien qu’il en ait, des vertèbres, quand même… Or le sacrum doit être par là, vous êtes d’accord, les gamins ? Pour l’instant, nous avons ici, je pense le pointement, peut-être bien, de l’autre aile iliaque. Lesquelles ailes iliaques sont, bravo, bravo, ici, au milieu. Youpie… Voilà un petit morceau qui n’aurait pas dû partir… Alors, elles viennent les deuxièmes phalanges ? T’es pas venu à cloche-pied ici toi, quand même ! Il est en pleine cryostase… Alors vous êtes témoins que j’ouvre méticuleusement un sac et que je mets dedans un petit éclat d’os qui est là et qui vient de là, et que là-dedans je vais enfourner les deux grands sésamoïdes parce que c’est pas la peine de jouer au… plus fin, les grains de sable vont les faire perdre. Bon ! Nous disions que la colonne vertébrale commence à s’ébaucher ici. Hop, hop, hop ! Je vais prendre le petit pinceau… On voit la suite des apophyses épineuses et si je poursuis un peu vers l’avant… Et on voit arriver ici les dernières côtes. C’est-à-dire, la section doit être par là et vous avez quelques-unes des dernières côtes qui sont là.

AP – La partie où on l’a coupé en deux ?

François Poplin – Oui, on est tout proche ! Comme on est dans une terre où Monsieur Hippocrate est venu travailler on peut citer ces aphorismes où il nous dit : « L’art est long, la vie est brève, l’occasion est fugitive, l’expérience est hasardeuse ». Ben, c’est vrai ! Hop là !

AP – Et comment dater tout ça ?

Francine Blondé – Du moment qu’on a des profils on peut… par exemple, ça c’est pas assez, ça donne, c’est des morceaux de parois, ça donne pas assez, mais du moment qu’on a des lèvres, et des… et des pieds, dans ce cas on peut… on peut avoir une idée du type et donc de datation…

AP – De poterie…

Francine Blondé – De poterie, mais il faut évidemment, pour dater, il faut chercher l’élément le plus tardif pour dater, et donc, très souvent c’est ça le problème, qu’on reconnaît certains morceaux mais que on n’a pas nécessairement le dernier…

François Poplin – Oui, alors donc l’essentiel de l’animal, enfin de la partie arrière de l’animal, est présente, et ce matin j’ai remis en place le tibia et le fémur qui… qui étaient victimes d’un écroulement de… qui sortaient un peu de la coupe, mais comme on a conservé, tout le reste est conservé, il est aisé de remettre la tête du fémur dans sa cavité du bassin, le bas du tibia sur l’astragale qui est là, etc., ce qui fait que c’est une reconstitution tout à fait plausible. Alors maintenant je vais remettre en place ici les phalanges qui ont été trouvées au tamis, d’où l’intérêt du tamisage, et puis ici il faudrait que je remette en place le… l’astragale, tout le monde reconnaît un osselet, modèle déposé, bien connu depuis l’Antiquité grecque, et même plus haut, alors le problème ça serait de le remettre en place mais on s’aperçoit ici que il vient vraiment dans une position du sommet tel que il n’est pas impossible qu’en réalité il ait été déplacé depuis l’époque où on a creusé une fosse par-dessus. C’est l’équivalent de cet os-là, et puis le calcanéum qui pointait encore plus haut, c’est-à-dire cet os-ci, ben, on ne l’a pas retrouvé, il a dû être… Bien ! Ensuite ! Alors, je les approche, comme ça…

JFD – Miracolo !

François Poplin – Bon… Une petite fourmi qui accomplit son destin de petite fourmi. Il faut pas avoir de mépris pour les animaux, même les plus humbles, nous dit Aristote. Il faut se dire au contraire que chacun réalise sa part de Nature et de beauté ! Bon ! Là, c’est la vertèbre lombaire… Le sédiment n’est pas mauvais parce que c’est un sable…

JFD – Un peu granuleux, oui…

François Poplin – Qui ne fait donc pas de bouillasse, mais qui quand il est mouillé se tient, selon le principe d’édification des châteaux de sable.

JFD – Il avait quel âge ?

François Poplin – Ce bélier… Quatre-cinq ans, par là.

JFD – C’est pas un peu vieux pour être sacrifié ?

François Poplin – Oh, non, non non, c’est bon au contraire parce que ce qu’il importe de sacrifier, c’est un bel animal, bien cornu, bien représentatif de son état de bélier, on va pas prendre…

JFD – L’animal était à plat-ventre là ou sur le dos ?

François Poplin – C’est plutôt à plat-ventre. C’est-à-dire qu’on le voit, si c’était un humain, on dirait de l’arrière, et pour un animal, c’est de dessus.

Commentaire – Sa prochaine sépulture sera le musée. Chaque os sera donc démonté, identifié, numéroté, mis en sachet, puis rangé dans des tiroirs en autant de pièces détachées, à partir desquelles on pourra à volonté recréer le bélier entier.

François Poplin – Tibia droit ! Voilà le métatarsien gauche… Bon, je vous envoie la L6, la dernière lombaire. Voilà la dernière lombaire…

JFD – Vous ressentez une forme d’émotion, malgré la longueur du travail ?

François Poplin – Euh… Oui, c’est-à-dire, la longueur et le caractère pénible, un peu, du travail, parce qu’il faut rester… tarit un peu l’émotion, ce qui fait que l’émotion reviendra peut-être mieux plus tard, mais elle est venue me visiter et y a pas de problème, c’est… C’est… La science visite une portion du sacré, puis à son tour elle est prise d’une émotion de sacralisation. Il s’agit pas de… de magie et de fariboles, hein, mais il s’agit d’un profond respect, d’un respect millénaire, organique, une espèce de confraternité avec tous ces… ces gens et ces bêtes. Alors c’est particulièrement agréable de pouvoir, de voir les os poser des questions aux textes et réciproquement.

Commmentaire – D’ailleurs, pour qui sait les déchiffrer, un ensemble d’os peut être considéré comme un texte. Deux ans plus tard, présentation au Muséum et premier bilan. Tout d’abord, ce que disent les os.

François Poplin – Bien… Alors je l’ai mis sur pied ce bovin parce que dans le sondage, il est comme ça. Avec la queue ici, les sabots ici, l’arrière, voilà, et puis ici ça continue, avec les cornes qui sont là, etc., etc. Et manifestement, on a respecté quelque chose, c’est-à-dire qu’on l’a pas, on n’a pas lancé les deux moitiés du bovin comme on lancerait deux dés en l’air, on a respecté une continuité de disposition. Les deux moitiés sont sur le même flanc gauche, en décubitus latéral gauche. Et puis c’est étiré de telle façon que, la moitié arrière et la moitié avant font comme les parenthèses délimitant une clôture, ça fait une espèce de paroi, et il y a simplement un étirement de la coupe qu’on a faite dans une certaine vertèbre, mais à part ça il y a une idée de continuité, il y a de la suite dans l’idée ostéologique de ce bovin. Et vous avez l’intérieur, la partie ventrale du bovin qui se fait face, exactement comme les paumes de ma main. Vous voyez les paumes de mes deux mains, et les paumes de mes deux mains sont là-dedans. Et il y a une intériorité de la face, enfin, des zones ventrales d’un bovin, ou d’un animal en général. Vous pouvez, ici, déjà apercevoir quelque chose d’important, c’est le fait que l’avant de bélier embrasse de ses deux membres antérieurs le membre postérieur du bovin. C’est-à-dire que vous avez le membre antérieur droit qui passe sous les tibias, et le membre antérieur gauche qui passe par-dessus les tibias, et ceci sera confirmé par une petite phalange qui est restée en place entre les deux os, car, je dois avouer que cet os-là a été déplacé par le fouilleur ! Le fouilleur m’a mis ça à l’envers ! Car ici, c’est, vous voyez, c’est hop là ! Le pied est ici, et il est rare que le pied rentre dans le poignet, n’est-ce pas, bon… Et vous saisissez bien ce mouvement d’embrassement, si j’ose dire, du bœuf par le bélier, qui prouve qu’il s’agit d’un dépôt en une seule fois. Ils ont été mis ensemble. Il est impossible taphonomiquement d’aller raconter qu’un jour on a mis un bovin, et qu’un autre jour on a mis un bélier. Il s’agit d’un enchevêtrement qu’on ne peut réaliser que quand les ligaments et les chairs sont encore là, et qui signe la contemporanéité absolue de ce dépôt. Photo suivante ! Bien, alors je concentre maintenant mon attention sur ce petit grumeau qui est là et qui est l’équivalent de ceci, c’est-à-dire une petite apophyse transverse d’une vertèbre. Car nous approchons maintenant le problème des traces laissées sur ce bélier par la coupe entre l’avant et l’arrière. Photo suivante ! Nous avons donc tamisé, et ce tamisage nous a permis de trouver le corps de la vertèbre qui nous manquait, car il manquait une vertèbre, et c’était bien ennuyeux de présenter ce bélier avec une vertèbre manquant justement là où avait lieu la coupe, et ne pas savoir si c’était une coupe sauvage qui avait fracassé le corps vertébral, comme c’est le cas sur le… le bovin, le bovin c’est une grosse vertèbre, il a fallu trois coups de couperet cohérents, bien appliqués, mais enfin on a dû couper la vertèbre, de même qu’on a coupé les trois côtes dont vous avez vu les extrémités restées avec l’arrière. Bien. Là, sur le bélier, il fallait absolument retrouver cette vertèbre de la jonction. Bon ! Eh bien figurez-vous que le petit grumeau que vous avez vu dans le tiroir tout à l’heure, et qui vient et qui vient des fouilles de 99, il est là. C’est-à-dire qu’il recolle par cassure fraîche sur ce corps de vertèbre, c’est ce corps de vertèbre qui est le corps de la vertèbre du bélier. Et l’apophyse dorsale qui devrait continuer ici est tranchée parce que, je vous fais un croquis rapide, voici le corps de la vertèbre, la vertèbre qui suit est ici, voici l’apophyse épineuse en question, quand vous passez ici entre deux vertèbres, eh bien le coup de couteau de tranchet va couper ça ! Et ça, nous l’avons trouvé en place, sur le segment suivant… Donc nous avons fait la jonction. On voit que le couteau est passé soigneusement entre deux corps vertébraux, il a coupé une des côtes au passage parce que, bon, bref ! et puis il a continué sa route et il a coupé la… l’apophyse dorsale en venant de dessous, soigneusement, un travail de bon boucher. Alors c’est pour ça que je vous avais mis Socrate et Platon. Parce que dans le Phèdre de Platon, Socrate dit : « Celui qui sait organiser les catégories, dans sa tête, il est comme un bon boucher qui sépare les parties en coupant à travers, qui passe par les articulations, kat artra, au lieu de tout bousiller, de passer à travers les os comme un forcené. Eh bien, cette attitude du bon boucher qui suffirait presque à définir la bonne tenue de la culture grecque, nous en avons trouvé la démonstration, l’illustration, avec le bélier de Thasos.

Commentaire – Après avoir tranché dans le vif, on plonge dans les textes : l’archéologie est un sport de l’extrême. Le bélier était le chaînon manquant, la mécanique du rituel est désormais reconstituée, reste à s’interroger sur son sens, au vu de sa complexité croisée.

François Poplin – Y a deux aspects ! Y a deux aspects : l’aspect trois animaux, et l’aspect coupé en deux. Deux exemples : un récit tardif, il s’agit des récits inédits sur la Guerre de Troie : « Cela fait, Agamemnon ordonne à deux licteurs d’amener une victime, il la fait alors soulever du sol par deux acolytes à qui il demande de la maintenir en l’air, il tire son épée et tranche la victime en deux moitiés, qu’il laisse bien en vue là où elles sont tombées. Puis gardant à la main son glaive teinté de sang, il passe entre les deux moitiés de la bête sacrifiée. » Alors, le passage le plus, enfin le plus connu chez Hérodote, c’est celui ou l’armée perse doit partir et continuer sa route, et le prince local implore qu’on n’emmène pas son fils à la guerre. Le Perse lui dit : « Te fais pas de bile, ton fils va rester ici, et tu vas le garder ! » … Et il le fait couper en deux, le fils… Et il fait passer son armée entre les deux moitiés du corps ! Autre exemple : Genèse, dans la Genèse : « Quand le soleil fut couché et que les ténèbres s’étendirent, voici qu’un four fumant et un brandon de feu passèrent entre les animaux partagés », on fait circuler entre les animaux partagés des choses… et dans Jérémie, je cherche un coin de lumière pour lire Jérémie : « Je vais les rendre comme le veau qu’ils ont coupé en deux pour passer entre ses morceaux ». Alors Démosthène dit expressément, en 23-68 que le serment solennel qu’on prête stas epi ton tomion en se tenant sur… chaque partie se tient sur sa partie. Alors ça c’est magnifique, vous avez une prestation de serment, un contrat bipartite, et chaque partie contractante se tient sur sa partie de l’animal sacrifié. C’est-à-dire qu’il y a un jeu d’homologie, de syntaxe, entre les deux parties des animaux et les parties contractantes, c’est-à-dire que nous sommes à la fois en plein juridique et anatomique. Et ça, il faut continuer le texte, l’évocation donnée par Démosthène, car il parle pour ce sacrifice, il parle « kriu, tauru et capru ! » C’est-à-dire qu’il y a le cochon, le bélier et le taureau ! Mais alors vous vous rendez compte, quand il s’agit de couper en deux non pas seulement un animal, mais trois d’un coup, la dimension, alors c’est un contrat, c’était pas deux particuliers qui allaient régler un contrat de vente d’amphores ou des trucs comme ça, c’est au niveau de la cité au moins. Bon, c’est-à-dire que l’affaire que nous avons trouvée à Thasos est en osmose avec ce texte de Démosthène au point que on peut se demander qui éclaire l’autre… Mais disons qu’ils s’entendent bien.

Commentaire – À la lumière des os, les textes s’éclairent : la tendance générale faisait du rituel d’un animal coupé en deux une cérémonie de purification. Depuis la découverte de Thasos, les écrits revisités permettent de rectifier le tir : il s’agissait plutôt d’une prestation de serment. Si, passant un contrat, je romps ma promesse ou si, soldat, je déserte, voici ce qui m’attend.

Sur la lancée de quelques sondages supplémentaires, on sait aussi que l’agora de Thasos était bien le lieu où l’on prêtait couramment ces serments terribles, à l’ombre des Charites, ou Grâces, et de Glaucos, héros de la fondation de la cité.

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Par la Genèse et Démosthène, ou encore par Homère et Xénophon, on connaissait l’existence d’un rituel de prestation de serment où trois animaux – un bélier, un porc, un taureau – étaient immolés : ce que l’on appelle une trittoia.

À Thasos, la grande île de la Grèce du Nord, après qu’ont été découverts un peu par hasard les restes d’un porc et d’un taureau ainsi que l’avant d’un bélier, datés du IVe siècle avant notre ère, l’archéozoologie met au jour le chaînon manquant : l’arrière du bélier. Mais les trois victimes immolées ont en outre été coupées en deux et enfouies dans une fosse en deux tas nettement séparés. Pour la première fois, se trouve ainsi mis au jour les vestiges d’un rituel également connu par les textes et qui préfigure le sort de qui manque à ses engagements.