Le Paysan volant
11 minutes – 1985
Tapuscrit...
Anne Papillault – Vous allez planter quelque chose ici ? Là ?
Arthur Vanabelle – Ici, non, on va amener des betteraves, pour mettre à l’intérieur.
AP – C’était une bonne année ?
Arthur Vanabelle – Les betteraves ? Ben il a fait sec, par ici, assez bien, hein. Il a pas plu assez pour les betteraves, dans le Nord, du moins.
AP – Vous les montez avec des cordes ? Vous…
Arthur Vanabelle – Ah non j’ai des échelles, des échelles, un morceau à la fois, faut toujours monter, j’ai monté vingt-cinq fois en haut pour monter en haut.
AP – Oui, il faut bien être deux pour monter tout ça…
Arthur Vanabelle – Ah non ! C’est des morceaux. C’est pas lourd, hein, j’y ai tout monté moi tout seul, lui il n’ose pas monter à l’échelle. Il monte des fois mais j’ai toujours peur qu’il va en bas, parce qu’il est pas prudent.
Le frère – Oui je viens, mais pas tellement…
Arthur Vanabelle – Il a pas monté souvent en haut. C’est impossible de monter un engin comme ça en haut, tout seul… Je veux dire, comment le monter ?
AP – Ouais, il faut une grue !
Arthur Vanabelle – Et même une grue, on sait pas le monter, hein… Et encore, et encore, une grue elle va le démolir parce que si une grue qu’elle prend, ben tout va être démoli. Il faut le remonter dessus un morceau à la fois, quoi.
Jean-François Dars – Vous prenez souvent l’avion ?
Arthur Vanabelle – J’ai jamais pris l’avion, j’ai jamais été. J’en ai juste vu un de tout près, en 40, en août 40, pendant la bataille d’Angleterre, il y en a un qui était tombé dans un champ à côté, pas loin, quoi, pas loin d’ici, c’est le seul que j’ai vu de près… Je peux pas dire l’effet que ça fait en étant en avion, j’ai jamais été ! Boh… Ça doit être bientôt le même que l’autobus, hein ? Je crois du moins, surtout les gros.
Le frère – Oui les gros, moi j’aimerais bien un coup. Au bout du compte c’est intéressant, je pense, pour voir rien que… Rien que voir la campagne vue d’en haut, hein ?
JFD – Et ça vous a pris comme ça d’un coup, ou bien qu’est-ce qui vous a donné l’idée ?
Arthur Vanabelle – Ben non, au début je voulais savoir la direction du vent, c’est toujours intéressant de savoir le vent d’où qu’il est, donc s’il est au nord, hein. Alors le vent comme il est au nord c’est signe de beau temps, et quand il va au sud c’est signe de pluie. Alors j’avais fait une girouette ! Mais une girouette, ça ressemble à rien du tout, hein, c’est une baguette avec une queue… Alors j’y ai mis des ailes et puis j’ai fait un avion, quoi. C’est comme ça que ça a venu le premier, le premier truc qui est venu comme ça. Puis après j’en ai fait un, puis j’en ai fait deux, puis j’en ai fait… En tout j’en ai fait bien une trentaine en tout.
AP – Vous faites ça le soir, ou vous faites ça…
Arthur Vanabelle – Ah non, l’hiver quand il pleut, ou bien l’hiver il est long, hein, alors pour passer le temps… Alors je ramasse tout ce qui traîne, des bidons, des seaux, des marmites, des enjoliveurs, ce que je trouve, et puis après, une fois que j’ai trouvé ce qu’il faut, après je fabrique, quoi.
AP – Et le premier, c’était quand ?
Arthur Vanabelle – Ben il y a longtemps, il y a vingt-cinq ans ! Et les premiers ils sont… C’étaient des petits en bois, alors il y a longtemps qu’ils sont détériorés par le vent…
Le frère – Il a toujours fait de plus en plus grand !
Arthur Vanabelle – Alors comme les petits c’était du bois, alors en en faisant des grands, du bois c’est beaucoup trop lourd, après il a fallu… J’ai pris des seaux, des marmites, ça va tout seul, c’est pas lourd et c’est grand ! Et ça va tout seul à faire… Avec des seaux, des petits seaux puis des grands seaux ça fait un fuselage. Et puis après, des lessiveuses, des marmites, des enjoliveurs, un peu de tout, quoi.
AP – Et où est-ce qu’on trouve tout ça ?
Arthur Vanabelle – Ben il y en a partout ! Il y en a dans les fossés, il en traîne partout des seaux et des marmites, par ici !
Le frère – Il y en a beaucoup au long de l’autoroute, hein, dans les fossés.
Arthur Vanabelle – Avant il y avait beaucoup d’enjoliveurs. J’en ai ramassé peut-être une vingtaine près de l’autoroute. Parce que les voitures, en roulant vite peut-être que c’était tenu avec une vis, ils les perdaient. Tandis que maintenant il faut croire que c’est plus les mêmes trucs, puisqu’ils les perdent plus les enjoliveurs. Autrement au début j’en ai trouvé beaucoup, des enjoliveurs.
JFD – Et les modèles de vos machines, où vous les..
Arthur Vanabelle – Les modèles ? Ben, au début je regardais dans des journaux ou dans des magazines, maintenant je ne demande plus à regarder. Un avion c’est pas bien compliqué, hein ? Et l’autre là bas il manque de l’huile. Je dois monter là-haut pour le graisser. Parce que ça tourne sur un axe, alors si l’axe il est pas graissé c’est dur à tourner. Après il faut l’entretenir, hein ? Faut de la peinture pour tout entretenir.
Mais n’importe comment, c’est pas un avion : il faut des roues, des roues de tracteur, des roues de voiture, ça dépend de ce qu’il y a, quoi. Après des grands bidons, des petits bidons, tout, quoi. Ici ? Ben ça, c’est des roues de tracteur, ça, c’est un morceau d’une vieille cuisinière, ça, ça vient d’une voiture, ça, c’est le lave-vaisselle, lave-vaisselle, oui. Alors la fusée, là, c’est des bidons, des bidons d’huile, alors il y a des plaques d’immatriculation, ça doit être une anglaise, je crois celle-là. Et un moteur de mobylette, un moteur de vélomoteur de l’autre côté, après, en haut, c’est une marmite, une passoire… Une passoire du temps passé, comment ils l’appellent… Alors ici, l’hélicoptère c’est des seaux et des bidons. Et là un genre de… de girouette, si vous voulez. Une roue de vélo. Après il y a des boîtes de conserve. Et ici, le petit canon, ben ça c’est un garde-boue de vélomoteur, ça c’est les drains qu’on s’en sert dans les champs mettre… pour l’eau, quoi. Des roues de voiture. Ici ça vient d’une vieille moissonneuse… Le siège d’une vieille moissonneuse dans le temps. Moissonneuse-lieuse ! Alors ici ça vient d’un vieux chariot aussi. Ça, c’est une douille d’obus que j’ai ramassée dans le champ aussi. Alors ici c’est le couvercle d’un fait-tout, une vieille marmite, quoi. … Et après ici c’est encore le même, c’est des roues de voiture, c’est un bidon, ça, ça vient d’un congélateur aussi, c’est pour refroidir le congélateur, un garde-boue de vélo ; ça c’est une ampoule qui servait pour chauffer les petits cochons. Alors là c’est… J’y a fait ça l’hiver passé ou l’hiver avant. Les têtes de bonhomme, là. Les bonhommes, ça, c’est pas… c’est pas compliqué à faire, hein ! Mais c’est pour changer, hein. Sur le mur ça prend pas beaucoup de place. C’est-à-dire.. Ah oui, j’avais fait la tête avec des planches, après j’avais trouvé un panneau, là, dans le fossé, il y avait une tempête et il traînait dans le fossé. Après j’avais plus de planches, après j’ai fait su’ l’ mur directement. Alors ici il n’y a pas longtemps que c’est fait, il n’y a pas une semaine que c’est fait. Alors comme j’avais fait les truc dans le milieu, là, alors j’ai fini… Euh… Il manquait quelque chose, quoi… J’y ai mis un coin de chaque côté. Ça été peinturé hier, seulement. Alors je m’en souvenais que j’avais vu défilé le 14 juillet, là, qu’y avait un truc dans ce genre-là. C’est un homme qui, un soldat, si vous voulez, qui défilait, avec la musique, il y avait des moutons, alors il y avait un homme qui défilait par-devant avec un emblème de ce genre-là. Ici c’est des pignons de vélo, un pédalier de vélo, il y a deux pédaliers de vélo puis un pignon de mobylette.
AP – Vous ne faites jamais des objets avec votre frère ?
Le frère – C’est-à-dire je les aide à les poser. Quelque fois j’y dis mon idée, hein, j’y dis mon idée, j’ai peut-être euh… J’ai des bonnes idées parce que j’ai le temps d’y penser, j’suis pas trop occupé avec ça, alors j’ai le temps, ça me vienne des bonnes idées !
AP – Il les accepte ?
Le frère – Ah oui, oui, oui, oh oui. Mais il réfléchit lui-même aussi, hein, à ce moment-là, de mes idées. Je crois que c’est profitable. Savez, je suis concerné aussi, hein. Voyez-vous, c’est son frère ! Et alors les gens il arrive souvent qu’il est pas là et c’est moi qui cause aux gens, alors… Ça arrive aussi, hein. Comme d’ailleurs ma sœur ça arrive aussi, hein. Alors c’est un passe-temps pour finir. Une partie de mes passe-temps, quoi. Il y a beaucoup de touristes, de toutes les nationalités.
Arthur Vanabelle – Les autobus, les Anglais et les Belges, alors. Il y a un autobus qui vient de Antoing près de Tournai, là. Mais souvent il arrête et puis il fait des commentaires dans son micro.
Le frère – Sympathiques, souvent enthousiastes, souvent…
Arthur Vanabelle – Une fois il y a eu un Belge, il voulait acheter un gros hélicoptère, il voulait acheter le gros hélicoptère, mais si je le démontais c’était des vieux bidons, des vieilles marmites, alors il en aurait pas pour leur argent, c’est-à-dire !
AP – Vous avez des enfants ?
Arthur Vanabelle – Non, je suis célibataire.
JFD – Tous les deux vous êtes célibataires ?
Arthur Vanabelle – Ouais, ouais, et une sœur encore…
JFD – Elle vit à la ferme ?
Arthur Vanabelle – Comment ?
JFD – Elle vit à la ferme ?
Arthur Vanabelle – Ah oui, oui, oui… Ah oui, on est nés ici, et il y a des chances qu’on va mourir ici.
JFD – Qu’est-ce qu’ils disent vos voisins ?
Arthur Vanabelle – Ben, j’sais pas, hein… J’y ai jamais demandé, et de toute façon, s’ils trouvent que c’est bien il vont dire que c’est bien, mais s’ils trouvent que c’est pas bien ils vont quand-même dire que c’est bien… Alors il faut mieux pas demander. De toutes façons ils pensent ce qu’ils veulent, hein. Il y en a pas beaucoup de voisins, ici, dans la campagne, il n’y en a pas, il y en a un là et deux au-dessus ! Pas de voisins.
10 min 48 s
À partir de pièces détachées perdues par les voitures sur la voie rapide toute proche ou de vieux bidons, seaux, marmites ou tuyaux ramassés dans les fossés, Arthur Vanebelle et son frère, agriculteurs à Steenwerck (Nord) on progressivement hérissé leur ferme de girouettes de plus en plus sophistiquées, bientôt transformées en avions de toutes tailles, tournoyant au milieu d’hélicoptères, de fusées et d’animaux que menacent des canons, sous le regard absent d’énormes personnages plaqués sur les murs… L’ombre et le souvenir de la guerre agités par le vent du Nord.