NESTOR présente

Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

Nordeste, rien de nouveau

45 minutes – 1987

Dars / Papillault
2 Mar, 2011
Tapuscrit...

Commentaire – Dans le Nordeste du Brésil, au fond du sertão qui est lui-même au fond du malheur, quelques bourgs agricoles jouent le rôle de poumon pour les paysans affamés et épuisés, dispersés sur les énormes domaines d’alentour. Ainsi Canindé, à une centaine de kilomètres de Fortaleza, la capitale du Ceará, tout à la fois marché et centre de pèlerinage. C’est la ville de San Francisco das Chagas de Canindé, sorte de version plus ou moins sous licence de Saint-François d’Assise. Das Chagas, c’est-à-dire des plaies, des stigmates, un saint tout à fait au goût des paysans du Nordeste, dont la vie, en effet, n’est qu’une plaie. Quand le saint fait un miracle, c’est à Canindé qu’on vient le remercier. D’où basilique et couvent de Franciscains, qui prennent soin des pèlerins et tiennent un hôpital.
L’Église brésilienne, comme souvent en Amérique latine, se divise en deux camps : renouveau charismatique contre théologie de la libération. En clair, ceux qui attendent le paradis au ciel et ceux qui refusent l’enfer sur terre. Le supérieur du couvent, Frei Lukas, un franciscain allemand, était plutôt de la première tendance lors de son arrivée, il y a une quinzaine d’années. Mais depuis, les évènements l’ont fait changer d’avis.

Frei Lucas (traduction) – En 1984, nous avons fait le premier pèlerinage de la terre, pour attirer l’attention sur les injustices chez les paysans. Alors, sur cette croix qui est devant nous, nous avons inscrit les noms de tous ceux qui sont morts dans la lutte pour la terre. Parce que les paysans n’acceptent pas de subir l’injustice. Et quand on dit actuellement que la loi leur permet de garder 90 % de la récolte et de n’en rétrocéder que 10 %, cela, en réalité, les propriétaires ne l’acceptent pas, et l’an dernier, en 1985, cela a causé la mort de 178 paysans brésiliens, 3 religieuses et un prêtre. Et cette année, on compte déjà plus de 200 morts dans la campagne ainsi que deux prêtres. Rien que pour cette année.
Cette croix que nous voyons là est le symbole de notre troisième pèlerinage de la terre. Nous avons ici une croix vivante, c’est-à-dire qu’elle va pousser, mais son bras va sécher. Et nous aurons donc d’ici peu de temps un bel arbre en forme de croix dont le bras sera sec. Ceci est exactement le symbole de la résistance des gens de la campagne. Ils sont constamment maltraités mais ils continuent à vivre, tandis que ceux qui les rejettent, symbolisés par le bras de la croix, vont mourir à coup sûr, c’est-à-dire qu’ils vont disparaître progressivement.

Adalberto De Paula Barreto – Canindé, qui est un centre de pèlerinage, c’est pas le sens, y a pas cette dimension du miracle, peut-être, qu’il y a à Lourdes, où les gens viennent à la recherche d’un miracle, ici ça s’inscrit un peu dans la culture brésilienne, où… nous, nous sommes, je dis, une société « à médiation », c’est-à-dire que même dans les rapports sociaux, les gens, là, le rapport des gens, c’est toujours médiatisé… Ici, il y a une institution, qu’on appelle « o padrinho », c’est-à-dire le parrain, ou le parrainage… qui sert de médiation, de médiation, de relation sociale… Donc, si on a un problème, on s’adresse toujours à quelqu’un qui est censé avoir notre accord et notre amitié pour régler plus ou moins un problème pour nous… Ici, on connaît très bien que le Nordeste, c’est une région de pauvreté, la dureté de la vie, c’est très, très dur, ici, et pour faire face à toute cette souffrance, on a besoin de cet appui… Et c’est quelqu’un d’autre qui nous soutient, dans la difficulté, c’est quelqu’un d’autre qui est ailleurs, qui est dans une position de pouvoir nous aider… Et on voit cette même dimension de rapports sociaux qui se passent par la médiation, dans le social, transposé dans la relig… dans le domaine religieux. Alors là, on voit Dieu, qui est vraiment le créateur, celui qui est en haut, les gens qui sont ici en bas, et toute une chaîne de médiateurs… Où on peut placer le médecin, on peut placer tout, les guérisseurs populaires et tout, les prêtres, les juges, tous ceux qui sont censés mettre de l’ordre dans l’univers, soit-il réel, ou symbolique… ils sont tous dans ce même niveau… Et ces gens qui sont en bas, c’est-à-dire la grande population, la grande commu¬nauté, devant n’importe quel trouble, n’importe quel problème, soit d’ordre biologique, social, psychologique, on s’adresse à ces intermédiaires, en leur demandant de demander au grand patron d’aider quelque chose… Et on voit ça très bien dans la religion et Canindé plus précisément… Donc, il y a Dieu, Saint François qui est un médiateur, et les gens qui souffrent… C’est-à-dire, il y a un mouvement très important autour de la maladie, donc, on prie Dieu, on va au médecin, on va au guérisseur, on fait une promesse, etc. Donc, c’est un ensemble de choses… Mais toutes ces démarches qui sont faites, elles ont un sens… Toutes, elles sont, on demande à Dieu d’illuminer ces gens, pour qu’ils fassent bien leur boulot, je dirais… Donc, même si je suis guéri par un médecin, en général, on dit, c’est grâce à Dieu… Ça veut dire que Dieu, j’ai prié à Dieu, pour que Dieu illumine le médecin, pour que le médecin fasse un bon diagnostic, parce que si le médecin me donne un bon médicament, et qui soit le bon médicament, celui qui va me guérir…

Chanson (traduction)

Premier chanteur – La maladie, inamicale, vient du manque et du désordre, du microbe et du linge sale et en plus, elle sent la sueur.

Second chanteur – Ô, chanteur de la chouette, ne te gêne pas avec moi, je loue les œuvres de la nature qui nous délivre malgré nous.

Premier chanteur – La maladie vient de la nature, elle vient aussi de la peur, du faux, du secret, de la faim, de l’effroi et de la crainte.

Second chanteur – Si la maladie frappe tes doigts, collègue, c’est bon pour moi, si le camarade reçoit un coup, c’est aussi mon affaire. Quand la maladie arrive, aucun docteur n’y peut rien.

Premier chanteur – Je ne veux pas dire du mal, car ici, l’hygiène existe, nos docteurs sont si forts qu’ils savaient tout dès la naissance, sans faire d’études.

Second chanteur – Je sais que le docteur est bon, quand c’est Dieu qui le veut, mais sans vouloir dire du mal, des fois ça ne marche pas. Si les docteurs savaient soigner, personne ne mourrait jamais.

Premier chanteur – Je ferais mieux d’aller cultiver mes patates : si je me montre ingrat, je vais tomber malade. La mort met tout le monde d’accord. Elle vient, prend, emporte, tue.

Commentaire – Le sertão commence dès les premières collines qui entourent Canindé. Dans les films et les romans, l’habitant du sertão apparaît comme un cavalier protégé du soleil par un grand chapeau, immobile au milieu de la savane pelée. Accessoirement, il vit avec sa famille dans des maisons à charpente de bois, aux murs en pisé, refuge favori de toutes sortes de parasites redoutables. Bien entendu, l’eau manque, les puits sont loin et parfois pollués. Les habitants du sertão sont donc souvent malades.

Adalberto De Paula Barreto – Comment va la vie, par ici ?

Un paysan – Oh, bien, grâce à Dieu… On avance, on avance, jusqu’à ce que ce soit la fin… C’est comme ça…

Adalberto De Paula Barreto – Quel est votre travail ?

Un paysan – Je travaillais dans les champs, mais ça va faire plus d’un an que je ne travaille plus. Je voudrais travailler, mais je ne peux pas… Parce que… Dans les conditions où on vit, je ne peux pas sortir… Et je me retrouve, comme on dit, à être à la fois l’homme et la femme au foyer…

Adalberto De Paula Barreto – Vous avez combien d’enfants ?

La paysanne – Aucun, grâce à Dieu… Dieu ne l’a pas voulu, j’ai été trop mauvaise… Dieu ne m’a pas donné d’enfants… C’est comme ça, parce que si je le méritais, j’en aurais !

Adalberto De Paula Barreto – Et ça vous attriste de ne pas avoir d’enfants ?

La paysanne – Oh non, Dieu l’a voulu… Qu’il en soit fait ainsi… Que Sa volonté soit faite, et non la mienne…
… … …
Adalberto De Paula Barreto – Ça va, les enfants ?

Un enfant – Ça va !

Adalberto De Paula Barreto – Qu’est-ce que vous faites ? Vous jouez ? Vous êtes tous frères et sœurs ?

L’enfant – Oui, sauf lui… On est neuf, ici !

Adalberto De Paula Barreto – Tes parents travaillent ?

L’enfant – Mon père travaille à Fortaleza… Il travaille à l’usine…

Adalberto De Paula Barreto – Il vient toutes les semaines ?

L’enfant – Le samedi…

Adalberto De Paula Barreto – Mais c’est demain ! C’est pour ça que vous êtes si joyeux ?

L’enfant – Non, c’est parce qu’on joue !

Adalberto De Paula Barreto – A quoi vous aimez jouer ?

L’enfant – À la police !

Adalberto De Paula Barreto – À la police ? Comment on joue à la police ?

L’enfant – On joue à l’ivrogne et à la police !

Adalberto De Paula Barreto – Qui fait l’ivrogne ?

L’enfant – C’est lui !

Adalberto De Paula Barreto – Toi, c’est l’ivrogne, et toi c’est le policier ? Qu’est-ce qu’il fait le policier ? Et où est la prison ?

L’enfant – Elle est là-dedans !
… … …
Adalberto De Paula Barreto – L’eau est bonne ?

Une dame à la fontaine – Elle est saumâtre…

Un vieux monsieur à la fontaine – Même les plantes n’aiment pas cette eau ! Pour la lessive, le savon n’arrive pas à mousser !

Un voisin – Et pour les rosiers, quand on arrose les rosiers avec cette eau-là, ça brûle les feuilles !

Le vieux monsieur à la fontaine – Quelqu’un m’a dit qu’elle était très bonne pour tuer les poux ! Il y avait un gamin qui était couvert de poux, il a pris un bain avec cette eau, et les poux sont partis…

Le voisin – C’est dommage, elle est bien claire, et nous on doit boire l’eau du lac, où tout le monde se baigne…

Le vieux monsieur à la fontaine – Oui, ils ont mis une pancarte, mais rien à faire, les gens y vont la nuit, c’est comme ça…
… … …
Adalberto De Paula Barreto – Dites-moi, cette eau, elle est bonne à boire ?

Un jeune homme – Ouais…

Adalberto De Paula Barreto – Elle n’est pas sale ?

Le jeune homme – Non…

Adalberto De Paula Barreto – Et ces cochons et ces canards qui sont dedans ?

Le jeune homme – Oh, ils viennent de la maison d’à-côté… Non, c’est pas sale…

Adalberto De Paula Barreto – Il y a de gens qui se baignent, ici ?

Le jeune homme – Non, pas ici…

Commentaire – S’il est des cultures où l’on ne fait pas forcément le rapport entre les soins et la maladie, ce n’est certainement pas le cas au Nordeste. Simplement, la maladie y est une affaire compliquée. On pense bien à aller voir un médecin, mais il faut de l’argent, ce qui en décourage plus d’un. Et puis, le système de santé publique n’est pas exactement ce qui fonctionne le mieux au Brésil, et le médecin est souvent établi en ville, au loin. Alors qu’on trouve toujours dans le voisinage immédiat une rezadeira, une prieuse, dont la porte est constamment ouverte. Rien que dans les faubourgs de Canindé, on en dénombre une bonne quarantaine. C’est surtout commode avec les très jeunes enfants, qui vous font une poussée de fièvre ou une diarrhée pour un oui, pour un non. On apporte l’enfant à la rezadeira, et elle prie pour qu’il guérisse.
Les rezadeiras ne prétendent nullement soigner vraiment la maladie. Elles apportent un soutien essentiellement moral, un moment de réconfort. Elles sont au médecin ce que le garde-champêtre est au gendarme : quelqu’un qui essaie d’arranger les choses en douceur et en famille avant qu’on ne soit obligé d’employer les grands moyens officiels. Elles se sont fait une spécialité de quelques maux du sertão : la espinhela caida, l’épine dorsale tombée, mais qui concerne aussi les épaules, un peu comme si l’ensemble d’un porte-manteau s’affaissait. Il y a aussi le redoutable susto, qui est un état de choc provoqué aussi bien par un coup de tonnerre que par un aboiement intempestif. Il entraîne diarrhées, pertes de tonus et convulsions. Il y a aussi le quebranto, sorte de flip physiologique généralisé, qui s’attaque même aux animaux et aux plantes, poil terne et feuilles jaunes, et qui fait mourir les bébés. Les rezadeiras ont fort à faire et ne manquent pas de visiteurs. L’ennui, tout de même, c’est que la plupart d’entre eux ont moins d’un an, amenés par leur mère en cas de fièvre ou de diarrhée. La rezadeira fait son travail, mais si l’enfant ne va pas mieux, on attend souvent une semaine avant de l’emmener à l’hôpital et il est bien entendu trop tard. A Canindé, l’hôpital s’est alors lancé dans une expérience de collaboration avec les rezadeiras. On leur fournit des sels réhydratants qu’elles administrent en même temps que leurs prières. Un système honnête et sans hypocrisie : l’hôpital, qui sait que les prieuses ont le contact avec la population, a le bon goût de les accepter pour ce qu’elles sont, sans chercher à les déguiser en agents de santé un peu folkloriques. Et les rezadeiras savent bien que seul le traitement médical est efficace pour les cas graves. Ainsi, il meurt un peu moins de petits enfants à Canindé, mais il continue quand même d’en mourir assez pour que la région ait un des tous premiers taux de mortalité infantile du monde. Il faudrait donc, au minimum, que les prieuses puissent prévenir l’hôpital dès qu’on leur apporte un malade, avant de commencer leur traitement. Il faudrait surtout organiser dans la campagne un vrai réseau de santé primaire, avec postes de soins où les paysans pourraient venir aussi bien pour les soins courants que pour les vaccinations. On en est loin, il n’est pas sûr qu’on y arrive. En tous cas, du côté de l’hôpital, existe un état d’esprit précieux : le respect de la vision du monde des malades du sertão. Ainsi, par exemple, tout nouvel arrivant qui le demande peut se faire mettre sous perfusion même si ce n’est pas nécessaire. Mais voilà, les gens qui arrivent après quelquefois plusieurs jours de voyage à pied pour rejoindre l’hôpital estiment souffrir d’abord de dénuement, de privation, et sur le fond, ils n’ont pas tort. Pendant les deux ou trois jours qu’ils passent à l’hôpital, ce qu’ils demandent avant tout, c’est de sentir le bon sérum nourricier glisser goutte à goutte dans leurs veines. Le Nordeste est un pays où il faut tomber malade si l’on veut pouvoir se reposer.
Le Brésil possède à fond l’art de négocier en dernière minute les problèmes les plus saugrenus. Exemple : une dévote de Saint François tient absolument à parcourir à genoux les mille cinq cents mètres du chemin de croix. Le médecin-chef de l’hôpital, qui habite juste en face, ne supporte pas l’idée de la laisser se massacrer les rotules. Dénouement : le médecin-chef se souvient qu’il est aussi champion de volley-ball. Et qu’à ce titre, il possède d’excellentes genouillères.

Adalberto De Paula Barreto – Alors, on fait une promesse, et on vient payer cette promesse. Donc il n’y a pas du tout cette dimension, les gens ne sont pas là à la recherche d’un miracle… Ils viennent remercier à Dieu pour encore une année de vie, parce que vivre dans le sertão avec toute cette détresse, il faut bien croire à quelque chose qui est toujours sûr qui ne change pas, les hommes politiques, ils changent de parti, ils changent d’avis, ils meurent du jour au lendemain, mais il y a quelqu’un qui ne meurt pas, qui est Saint François, qui est toujours vivant, et c’est avec Dieu, avec lui qu’on se tient… Et surtout lorsqu’on sait que la vie du sertão, c’est une vie de dégâts, de souffrance, de perte, on perd les kilos, on perd la santé, on perd des dents, il suffit de voir la quantité de gens qui n’ont pas de dents… On perd la vision, on perd une jambe, etc. Donc, venir à Canindé, c’est reposer de l’énergie… Venir à Canindé, c’est renouveler la foi, renouveler les rapports sociaux, c’est renouveler aussi les dernières nouvelles du marché, où l’on peut trouver quelque chose, c’est un lieu, aussi, de sociabilité, les gens habitent d’une façon très espacée, dans le sertão, ils ne se connaissent pas beaucoup, donc venir à Canindé, aussi, c’est connaître d’autres personnes, c’est se sentir participant d’une culture et d’une croyance, d’un même mouvement social… Lorsqu’ils viennent payer la promesse, c’est-à-dire remercier au saint des choses qu’ils ont reçues, on voit à Canindé, donc, les ex-voto, qui sont des pièces en bois, sculptées, où est dessinée la maladie, le genre de maladie, si c’est une tumeur, si c’est une blessure, si ça a été cassé, ils déposent… Tout en faisant ça, c’est une façon de remercier et de dire : « Ce qui avant était ici, maintenant est là… Il n’y est plus ici avec moi… » Et ça vient bien montrer aussi que la santé du peuple n’est pas bien… Ils ne sont pas bien guéris, ils n’ont pas accès assez souvent aux soins primaires, pour se faire sortir… de la maladie… Donc je vois les ex-voto comme une espèce de… La lecture que je fais, c’est pas « Regardez la quantité de miracles », mais la lecture qu’on fait, c’est « Regardez comme notre peuple est un peu abandonné », et qu’est-ce qu’ils ont besoin, des choses… Et d’autres s’habillent en robe de bure, qu’on appelle ici « batina » ou « mortalha », qui est une robe à la couleur des Franciscains… Or, « mortalha », c’est la robe que l’on met lorsque les gens sont morts pour être enterrés… Donc, il y a une dimension, peut-être symbolique, d’être habillé en robe de bure pendant une année ou pendant six mois, et venir à Canindé, le déposer aux pieds de San Francisco, c’est comme si on renaît, s’il y avait une espèce de renaissance pour la vie, que toute la maladie, ou cette étape critique de la vie, c’est passé, c’est du passé, il faut maintenant penser à l’avenir… Et ils demandent à Saint François la santé de leur corps, par opposition au discours ecclésiastique, qui parlait de sauver les âmes ! Et les gens viennent ici à la recherche de sauver leurs corps… Là, je pense qu’à Canindé, ces deux éléments se rencontrent, la religion qui avant, parlait que des esprits, du salut des âmes, et ces gens qui n’ont pas cessé, pendant presque deux siècles, de déposer ces ex-voto, presque pour nous dire « Regardez nos corps, n’oubliez pas nos corps… » Et je pense que chaque année, tous ces ex-voto sont brûlés… Parce qu’il y a tellement qu’il faut brûler… Par les Franciscains… Je pense qu’il y a une dimension symbolique, sans vouloir en faire la critique… C’est-à-dire, toute la communauté et les pèlerins qui viennent nous dire « Regardez nos corps, pensez à nos corps », et nous qui les brûlons chaque année, chaque année les brûler… Comme vous dites, faut pas penser à ça…

Commentaire – Un jour ou l’autre, les paysans finissent par quitter le sertão. Affolés de misère ou chassés de leurs terres ou encore fascinés par le renom de la grande ville dans laquelle ils trouveront, c’est sûr, un logement et du travail. En autocar ou en stop, ils partent pour Fortaleza. Ils n’y trouvent pas de travail et échouent dans un bidonville. À Pirambu, par exemple, une favela de 180 000 habitants, installée à flanc de dunes, au bord d’une longue plage rectiligne et qui fut romantique. Ils commenceront par s’installer là où il y a de la place, c’est-à-dire en plein vent, et pratiquement les pieds dans l’eau. Leurs habitations seront des cabanes en carton et en tôle. Avec un peu de chance, ils finiront par monter d’un ou deux crans le long de la dune, laissant la place à d’autres paysans sans terre fraîchement débarqués. Ils seront au sec et mieux abrités du vent, mais il leur faudra construire. Toujours avec un peu de chance, et surtout en période électorale, ils bénéficieront, en échange de la promesse de leur voix, de la sollicitude du premier politicien venu, sous forme d’un ou deux sacs de ciment.
Les élections ont souvent une incidence favorable sur les travaux publics. Ici, c’est le grand collecteur des eaux pluviales de Pirambu qui va être rebouché. De toutes façons, comme les habitants du quartier ne bénéficient d’aucun système d’égout et ne sont pas près d’en obtenir, ils font des trous dans la grosse conduite en béton pour y brancher leurs propres tuyaux d’évacuation des eaux usées. Le collecteur éclate donc régulièrement, tandis que, grâce à la densité de la population, tout se mélange : l’eau des pompes et des citernes vient de la même nappe phréatique que les fosses septiques engorgées polluent depuis longtemps. L’hygiène n’est pas meilleure à l’intérieur des maisons. Le pisé dont sont faits les murs abrite une punaise vecteur d’un trypanosome qui provoque la maladie de Chagas. Dans les cas bénins, on s’en tire avec une inflammation des yeux, paralysie des paupières et œdème facial. Dans les cas aigus, fièvre, hypertrophie du foie et de la rate, œdème généralisé, myocardie et méningite. Dix pour cent de cas mortels. Et quand on en réchappe, ce n’est parfois qu’un sursis : vingt ou trente ans plus tard, le mal peut revenir, entraînant la mort.
Un peu comme dans un pays en guerre, on trouve très peu d’hommes à Pirambu. C’est que beaucoup d’entre eux sont partis chercher du travail, parfois jusqu’à São Paulo. Ne restent souvent que les vieillards et les femmes qui, vaille que vaille, font vivre tout le monde. Mais le chômage généralisé fait qu’il n’y a pas toujours assez à manger dans les gamelles des enfants. Il fait aussi qu’on cherche facilement l’oubli généreux dans l’alcool, surtout la cachaça, une eau-de-vie de canne à sucre dont les bouteilles en rangs serrés meublent les rayons de la plus pauvre des épiceries. Les crises de delirium ne sont pas rares. Il arrive aussi qu’on meure. C’est alors qu’on risque d’avoir affaire à Francisca. Habitante de la favela, couturière de son état, elle s’est improvisée croquemort bénévole, avec l’assentiment de toute la population, qui estime avoir au moins droit à la dignité de quatre planches au bon moment. Francisca, affectueusement surnommée « Le Vautour » par ses amis, s’occupe de tout, allant jusqu’à avancer l’argent des cercueils, au risque de passer ensuite le plus clair de son temps à essayer de se faire rembourser par des fonctionnaires municipaux rétifs et rusés.

Francisca – Je le prends comme ça sur le dos et je vais dans toutes les communautés… Je fais la quête. … Et tout le monde sait qu’avec moi, c’est du sérieux ! … Ça pèse son poids, vous savez… Alors, je me mets au coin d’une rue… Ah, je n’ai pas le micro… Un gosse doit m’en apporter un autre, mais il ne l’a pas fait… Un micro neuf… Je me branche dans n’importe quelle maison, j’ai une rallonge, aussi… Je me tiens au coin de la rue et je dis : « Bonjour à tous ! Je viens faire la quête au nom de la communauté du Sacré-Cœur de Jésus pour une bonne action ! Par charité chrétienne ! Je vous demande d’apporter votre aide pour l’enterrement de… » Ici, je dis le nom de la personne qui est morte… « On accepte tout ce que vous pourrez donner, mille, cent ou deux cents, parce qu’il a été déclaré officiellement indigent, et qu’il n’y a pas de quoi l’enterrer ! Je vous le demande à tous, apportez votre aide, c’est un acte de bon chrétien ! » Là, je me mets à crier : « Il faut s’aider, il faut s’entraider ! Il a été déclaré officiellement indigent ! » Et je fais la quête au nom de la communauté du Sacré-Cœur de Jésus… Et tout le monde donne. Et quand je vois qu’il n’y a plus rien à faire dans ce coin-là, je vais dans la rue suivante…

« Quand je suis né, tous ont ri et seulement moi j’ai pleuré… Quand je suis mort, ils ont tous pleuré et j’étais le seul à rire… »

C’était un vrai délinquant, et moi je l’ai toujours apprécié… C’était un délinquant, mais quand il volait, ce n’était pas pour lui, c’était pour donner aux pauvres… À une époque où je ne le connaissais pas encore, une fois, il a volé deux bœufs, il les a découpés et il distribuait la viande à tous les passants qui avaient faim… Il volait du lait, pour les enfants, il volait des caisses de maïzena, il volait des nouilles, du nescafé, du lait concentré, il a beaucoup aidé les enfants de la favela… Il y a une fillette qui doit avoir treize ou quatorze ans, qui le considère comme son père… Elle me dit toujours : « Francisca, ils ont tué mon père… »

Commentaire – Le malheur de vivre à Pirambu n’est peut-être pas pire que celui de vivre au sertão, mais il est en tous cas plus concentré. Inutile ici de faire jouer les liens subtils d’un tissu social fait de relations d’entraide avant tout personnelles. La population de Pirambu est beaucoup trop entassée pour que son prochain ne lui paraisse pas, justement, un peu trop proche. Les problèmes urgents sont ceux de tous les bidonvilles du monde : titres de propriété des terrains, aide judiciaire à une population constamment en délicatesse avec la police, assistance sociale et médicale, éducation. Les réponses sont classiques, si l’on peut dire. Sous la houlette de l’archevêché de Fortaleza, un avocat né à Pirambu, Airton, a regroupé au sein du CEPPO les bonnes volontés éparses d’une poignée d’éducateurs bénévoles pour travailler avec ceux qu’il appelle « les pauvres parmi les pauvres ».

Airton de Paula Barreto – Encore maintenant, il y a des problèmes avec la police ?

Une éducatrice – Oui… Lui, la police l’a arrêté une fois, pas vrai, Neto ? Il vendait des cigarettes, la police a voulu l’emmener avec son matériel… Comment ça s’est passé ?

Neto – On était près de l’arrêt du bus pour vendre nos cigarettes… Ils nous ont appelés, ils nous ont dit, si vous ne nous donnez pas l’argent, on vous embarque…

L’éducatrice – Déjà, ils n’en ont pas beaucoup et le peu qu’ils ont, la police veut le leur prendre, en disant qu’ils sont des voleurs… Ils ne veulent pas croire que les enfants peuvent eux aussi avoir un travail honnête…

Airton de Paula Barreto – Il est arrivé ici quelque chose d’intéressant : le jour où une mère est entrée avec son fils de onze ans, en disant qu’il avait besoin de notre aide, qu’il fallait qu’on discute avec lui, parce qu’elle l’avait battu et qu’elle n’aimait pas battre son fils… On lui a demandé, pourquoi le battre ? Et elle a répondu ceci : « Je lui ai donné des coups parce qu’il m’a dit : « Maman, je ne veux plus aller me coucher sans manger et me réveiller sans boire de café… Je vais faire comme les autres… » Faire comme les autres, d’après sa mère, c’était devenir un voleur… C’est parce qu’il voulait voler qu’elle s’est mise à le battre…

Commentaire – La différence entre Pirambu et d’autres favelas des environs, qui s’appellent prosaïquement « La favela do Lixo », des ordures, ou poétiquement « Le Château Enchanté », dans lesquelles l’ambiance est nettement plus dure, c’est que Pirambu s’est organisée. Dans onze maisons communautaires se réunissent chaque semaine les représentants des onze « nucleos », ou noyaux, des onze quartiers de la favela. On y examine régulièrement les problèmes les plus urgents du moment, dont il est difficile de savoir par quel bout les prendre, tant ils obéissent à la logique du cercle vicieux : en-dehors des urgences comme les maisons qui s’effondrent, et des situations contre lesquelles on ne peut rien, comme le chômage, il faut s’attaquer aux problèmes de santé, mais ça ne sert pas à grand-chose si on n’améliore pas l’hygiène, donc l’eau, les égouts et les maisons, et tout cela suppose auprès des habitants un effort d’éducation qui implique l’organisation d’écoles, sans parler de la nécessité de faire appel à l’aide humanitaire, pour ne pas mourir oubliés. Une aide humanitaire qui s’attaquera aux problèmes de santé, mais la santé sans les égouts, etc. Pour le professeur Minkowski, en tous cas, les choses ne peuvent en rester là.

Alexandre Minkowski – Il meurt quinze millions d’enfants dans le Tiers-Monde et vraisemblablement au Nordeste, avant un an, il meurt entre deux cents et trois cents enfants pour mille, vous vous rendez compte… Dans les environs immédiats de Fortaleza, et même à Fortaleza, les enfants ne sont pas soignés, ils meurent de déshydratation, ils sont pas vaccinés… Y a pas de soins, quoi… C’est comme la médecine de guerre, c’est une urgence ! C’est effrayant ! C’est l’archi-urgence ! Et malheureusement, pendant que je vous parle, ben, tous les enfants du Nordeste meurent à raison d’un sur trois avant un an… C’est pas tolérable…

Commentaire – Depuis vingt ans, Alexandre Minkowski répète le même message dans tout le Tiers-Monde : formez des agents de santé, pris dans la population, pour assurer la prévention et les soins primaires. Grâce au début d’organisation de la favela, Médecins du Monde a pu mettre cette idée en application à Pirambu. A partir d’un poste de consultation, une douzaine d’agents donnent des soins, quel que soit l’endroit et quelle que soit l’heure.

Jean-François Dars – Qu’est-ce qu’il a eu ?

Geneviève Barbier – Un coup de couteau…

Une agent de santé – Le travail qu’on fait à Pirambu, dans nos communautés, c’est vraiment du bon travail, dans un esprit d’union, et les autres communautés disent tout le temps qu’elles admirent le travail qu’on fait ici… Pirambu, avant, on en parlait surtout pour la délinquance, on disait, Pirambu, c’est la délinquance complète ! Il n’y avait que ça, c’était horrible… Maintenant, on commence à avoir une autre image de Pirambu, ça a changé, vous comprenez, et ça, c’est grâce à l’union, à nos organisations… Maintenant, l’image de Pirambu s’améliore, parce qu’avant, Ave Maria, Pirambu, ça n’avait pas le sens commun ! Maintenant, ça va mieux, à cause de l’union… Jusqu’aux délinquants qui habitent ici, ils s’améliorent, ils commencent à parler avec nous, il y en a même qui ont arrêté de voler… Les choses commencent à aller mieux… À 100 % ! Mais c’est grâce à Airton, qui a fait prendre conscience aux gens qu’ils ont des droits ! Et nous, on fait avancer les choses, on aide les voisins et tous les gens de la communauté à prendre conscience qu’ils ont des droits… Et comme on a des droits, vous comprenez, on arrive à faire bouger les choses ! On est tous conscients que l’union fait la force… Ce qu’on essaie de faire, c’est de réunir tout le monde, et c’est comme ça qu’on y arrivera et qu’on réussira !

Commentaire – Les petits métiers qui permettent à quelques familles de survivre ne prétendent nullement faire souffler le vent de la prospérité sur l’ensemble de la favela, mais ils ont l’avantage d’être le début de quelque chose de moins absurde que la seule ouvrage que les femmes de Pirambu puissent trouver facilement : car c’est bien entendu à Pirambu, là où il n’y a pas d’eau courante, que les habitants des environs viennent donner leur linge à laver.
Quand il n’y a plus de terre disponible, on creuse la dune et on bâtit sur le sable. Ici, la rua do Avanço, c’est-à-dire la rue de la Progression. La police voyait d’un mauvais œil de nouvelles constructions s’établir sur un terrain contesté et menaçait d’envoyer ses bulldozers. Alors, on construisait la nuit. Il fallait qu’au matin les maisons aient au moins un toit en tuiles, car alors la loi interdisait de les détruire à moins de passer par toute une procédure judiciaire compliquée. Et, chaque matin, la rue était un peu plus longue que la veille.

Une habitante – Ici, il y avait une dune, mais nous, on avait nos maisons au bord de l’eau, et ici il y avait une dune… Et on a lutté, on a lutté, on s’est obstinés… Par exemple, les autorités venaient détruire les maisons et les habitants les reconstruisaient. On luttait comme ça. Et ils disaient : « Il ne faut pas rajouter de maisons, ni faire avancer la rue ! » Et quand un nouveau arrivait, on lui disait : « Mets une maison ici, que la rue avance ! »

Commentaire – En tous cas, la rua do Avanço continue d’avancer, malgré la pénurie de tuiles et de ciment qui se fait sentir périodiquement. Bien sûr, les punaises responsables de la maladie de Chagas continueront d’habiter les murs de boue séchée et ces mêmes murs finiront par s’effondrer après quelques tornades. Mais rien que pour ce quartier, il y a cent cinquante familles qui attendent avec impatience un toit en prévision des grandes pluies d’hivernage. Et lorsque celles-ci seront logées, d’autres se présenteront à leur tour, car la lente hémorragie du sertão ne s’arrête jamais.

Airton de Paula Barreto – Voici Petit Pierre ! Il a été menacé de mort par la propriétaire du domaine… Il s’est réfugié ici avec sa famille et ses enfants, auprès de la communauté… Et la communauté lui a donné asile, lui qui est un ouvrier agricole qui a été menacé de mort… Et pas seulement menacé de mort ! Il a aussi été arrêté et frappée au visage… Il a fait une chanson en souvenir qui raconte un peu sa vie… Tu te souviens de ce passage sur la souffrance dans la prison ? Tu peux le chanter ?

Chanson de Petit Pierre – J’ai été pris, frappé au visage, et prêt à être frappé encore, car Dieu est à mes côtés, et je veux mourir pour vous. (Bis) Dieu m’a exaucé et nous sauvera, quand la réforme agraire viendra au Ceara… N’écoutez pas les mauvais amis du temps des élections, ils ne pensent qu’à l’argent…

Petit Pierre – Ça, c’est mon message pour les gens d’ici…

Commentaire – Les éternels derniers arrivants du sertão se retrouvent sur le même sable que les dernières jangadas de Pirambu, qui fut longtemps surtout un village de pêcheurs en même temps qu’une des plus belles plages de Fortaleza. L’ennui, c’est qu’elle pourrait le redevenir assez facilement et que les promoteurs verraient bien quelques hôtels de luxe dans le paysage. Dans ce cas, évidemment, les habitants de la favela n’auraient plus qu’à se chercher une autre favela, toujours plus loin. Les enfants des touristes joueraient sur le sable à la place de ceux des pêcheurs et les planches à voile en plastique ne sauraient même pas qu’elles sont les filles des grandes jangadas qu’elles repousseraient au loin.

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Loin des clichés romantiques du sertão, la vie des pauvres gens des bidonvilles de Fortaleza, capitale de l’état brésilien du Ceara, oscille entre souffrance et superstition.

Ecrasés par la faim, la fatigue, le manque d’hygiène, la maladie, la violence sociale, ils se consolent comme ils peuvent au cours de pèlerinages à Canindé, tandis que diverses initiatives essaient d’adoucir leur sort : aide sociale ou juridique classique, mais aussi dispensaires de santé primaire où collaborent même les rezadeiras, guérisseuses-prieuses. En attendant que le tourisme de luxe ne chasse les habitants de leur bidonville qui a le mauvais goût d’être situé à Pirambu, l’une des plus belles plages du pays.