NESTOR présente

Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

JEAN-CLAUDE RISSET

Dars / Papillault
7 Mar, 2011
Tapuscrit...

Jean-Claude Risset – Debussy écrit des arpèges, mais en fait ces arpèges, c’est comme des fusées, c’est comme des figures sonores, c’est pas véritablement la fonction habituelle, harmonique ou mélodique des arpèges, ici c’est dans Feux d’artifice, et donc Debussy annonce déjà l’usage du piano hors de certaines conventions et pour vraiment des figures nouvelles ! Alors ce piano-là, c’est un piano, justement, acoustique, ordinaire, mais c’est aussi un piano qui a des capteurs et des moteurs, et qu’on peut utiliser pour enregistrer ce qu’on joue, c’est-à-dire, le pianiste joue, et une mémoire restitue son jeu ! Pas le son, mais fait bouger les touches de la même façon, comme un piano mécanique… Alors ça, c’est ce qui est pourvu par le constructeur, et ce que j’ai développé, c’est une interaction, ce que j’appelle un duo pour un pianiste, c’est-à-dire que le pianiste joue, et l’ordinateur, qui est interposé, au lieu de jouer la même chose, de rejouer, il va jouer un accompagnement, un accompagnement qui dépend de ce qu’a fait le pianiste et de la façon dont il joue ! Par exemple, ici, je vais jouer une note… Et il va jouer…  Il va ajouter… Il va jouer des quintes, mais plus je joue fort, et plus il ou elle joue vite ! … C’est une interaction très, euh, très nouvelle, très sensible, et très ludique ! Donc là, y a une relation entre le pianiste et cette espèce de double invisible qui en fait, est très sensible, qui réagit à ce qu’il joue d’une manière qui n’est pas la même que celle d’un partenaire…

It’s waiting for me to play and…  It plays two different tempos, this one, pam… Pam… And pa, pa, pa, pa, papapapapapa ! … So, it’s my turn, at this tempo…It’s two different tempos again, but faster !…These tempos are predetermined, in advance… … Now it plays three tempos at the same time… Now, I will set the tempo myself, like a metronome. So… On its own… Another tempo, still another tempo… … Still another tempo… … Now, Ligeti has done a symphonic poem for one hundred metronomes, that are all set at different speeds, but they will eventually stop, because the spring will unwind, Now here, if you don’t have the key, you cannot stop them.

Et moi, ce que j’ai fait, c’était surtout en ce qui concerne les sons, c’est-à-dire faire la synthèse des sons et l’analyse des sons et le traitement des sons par ordinateur, ce qui permet des effets nouveaux, ce qui permet des réalisations musicales, ce qui donne lieu à des matériaux musicaux nouveaux…

Journaliste au téléphone – Et alors justement, on vous dit précurseur de l’informatique musicale, quelle a été votre contribution, concrètement, je dirais…

Jean-Claude Risset – Oui ! Eh bien, quand j’ai commencé ces travaux, c’était aux Etats-Unis, parce qu’il n’y avait aucun endroit en France où on pouvait faire des sons avec des ordi-nateurs… Et alors, on avait fait pour la première fois la synthèse par ordinateur, c’est-à-dire on calculait le son, c’est Max Matthews en 1957, aux Bell Laboratories. Mais les premiers sons qu’on savait faire, en principe on pouvait faire n’importe quel son, sans limite acous-tique, sans limite mécanique, si vous voulez, puisque c’est plus un système vibrant qui produit le son, c’est le calcul, on pouvait faire n’importe quel son, mais on savait faire des sons très ternes, très mornes ! Et donc on s’est posé la question même de faire des sons qui ressem-blaient aux instruments vivants ! Pas uniquement de faire des ersatz d’instruments mais moi, ma première contribution, c’était d’arriver à imiter les sons cuivrés qu’on ne savait abso-lument pas imiter, imiter la trompette, si vous voulez… Mais, bien sûr, j’ai fait d’autres explorations, et pour faire d’autres types de sons, j’ai fait en particulier des sons qu’on appelle quelquefois paradoxaux, ou des illusions auditives, par exemple des sons qui donnent l’impression de monter sans fin ou de descendre sans fin ou d’accélérer sans fin, qui sont si on veut des curiosités qui peuvent donner lieu à des effets musicaux, mais ça nous éclaire aussi sur la perception, sur l’audition, sur comment fonctionnent l’oreille et le cerveau… Ce son monte… Mais il monte comme en spirale, il revient à son point de départ !

Jean-François Dars – Quand vous avez synthétisé des cuivres, pourquoi c’étaient des cuivres que vous avez choisis ?

Jean-Claude Risset – Parce que c’était difficile, c’était un défi, c’est-à-dire que y avait des sons qu’on savait imiter à peu près, on savait évoquer le piano, on savait évoquer la flûte plus ou moins mal, mais enfin, ça évoquait l’instrument ! Et y avait deux qu’on ne savait abso-lument pas imiter, le son des cuivres, et puis le son des cordes frottées comme le violon… Et moi j’ai imité les cuivres, enfin, je me suis attaqué aux cuivres, et Max Matthews s’est attaqué au violon… Et on a, on a bien compris le processus, si bien qu’on a pu les croiser, c’est-à-dire que Max Matthews a construit un violon électronique qui peut sonner comme un violon, mais qu’on peut aussi faire sonner comme un cuivre en lui appliquant la recette des cuivres… Donc c’est cette possibilité de transformation, de flexibilité, de passage continu, d’exploration du timbre d’un espace continu de timbres et pas seulement de repères bien précis, comme des îles d’un archipel… Les grillons, y chantent en fa dièse, ici… Au mois de juin… Et alors, lorsqu’on descend au fond de cette calanque, tout d’un coup on a un silence extraordinaire, alors on entend des bruits qu’on n’entend jamais, les abeilles, des bruits impalpables des plantes, venant des plantes elles-mêmes, même lorsqu’il n’y a presque pas de vent, les graines qui craquent au soleil, et quand on remonte et qu’on arrive au col, et tout d’un coup on est en vue de la ville, et on entend comme une rumeur sourde, qui est là tout le temps, mais qu’on avait oubliée, puisqu’on l’a tellement présente, et qui renaît, qui ressurgit après ce silence…

J’ai fait une pièce qui s’appelle Sud, qui est entièrement fondée sur les sons, surtout de la mer, et des insectes, mais des gens aussi dans le voisinage des calanque, avec tous ces grands rochers qui réverbèrent… Mais c’est pas, c’est pas une pièce sur les sons de la ville, c’est une pièce sur les sons… Mais la mer, la plage et les rochers font partie de la ville, à la limite, dans cette ville… J’ai par exemple, ma pièce la plus récente, c’est Elementa, les Quatre Élements,  et effectivement, j’ai beaucoup de sons qui sont d’origine naturelle, et j’ai par exemple des galets que j’ai enregistrés, mais ensuite je les traite musicalement, je fais comme une espèce de passacaille de galets, c’est-à-dire une espèce de retour sur ce thème avec des variations, bon, thème qui est un thème de sons d’origine naturelle… Et puis bien sûr en utilisant l’ordinateur pour les modifier très intimement…

Anne Papillault – Vous faites la prise de sons vous-même, vous allez rechercher ces sons vous-même…

Jean-Claude Risset – En général, quand je peux, oui… Oui, oui, c’est d’ailleurs quelquefois une aventure, on est, j’ai le souvenir de matinées entières tapi dans les herbes à écouter les insectes et à, justement, tout d’un coup tomber sur d’extraordinaires objets trouvés, des séquences composées, et à ce moment-là, très souvent, ça dépend de la pièce dans laquelle ça doit s’insérer, mais on peut à ce moment-là ouvrir une fenêtre, justement, sur le monde sans intervenir…

Vous connaissez le héros de Marseille…

AP – Voui.

Jean-Claude Risset – Zineddine Zidane ! Qui est des quartiers Nord et qui est quelqu’un de très, très remarquable, qui est un joueur extraodinaire, mais qui en plus est une espèce de modèle pour les jeunes Beurs des quartiers Nord…

JFD – Y a pas mal d’instruments dont ils se servent que vous avez vous-même mis au point, non ?

Jean-Claude Risset – Euh, les échantillonneurs, effectivement, c’est les premiers enregis-trements numériques faits par Matthews dans les années 50 et puis… Puis les synthétiseurs, aussi, ont été développés par la recherche, la recherche qu’ont fait Chowning et moi-même, Arfib et moi, par exemple… Et elle a été récupérée dans des appareils commerciaux qui ont un grand succès, comme le DX 7 de Yamaha… Avec un danger, c’est que ce soient des appareils éphémères, parce que, quand il faut vendre, on change souvent de modèle… Et y a des musiques commerciales qui sont faites pour être consommées et jetées ! Et y a des synthé-tiseurs qu’on fait pour ces musiques-là, et qui sont littéralement, on les a appelés, des synthé-tiseurs-kleenex, parce que c’est des synthétiseurs qui font un son très typé, puis lorsque ce son sature tout le monde, ben, on change de son, on change de synthétiseur, quoi, on le jette à la poubelle, et donc il est difficile, avec ce synthétiseur, de faire des œuvre durables, qui puissent être jouées dix ans après…

Alors ici, c’est une illusion aussi créée par Escher à partir d’un paradoxe de Penrose, ce flot d’eau a l’air de descendre, et pourtant il a abouti à un point plus haut… Ca, c’est une perspec-tive qui ne peut se voir que d’un point… Et dans le cas du son, si on considère que la hauteur des sons correspond à la fréquence, c’est une illusion ! Mais en réalité, la hauteur des sons, c’est un percept, c’est quelque chose qu’on, dont on fait l’expérience auditive, et ça n’est pas la fréquence des sons, justement… Donc on peut peut-être plutôt parler de paradoxe que d’illusion !

C’est Kastler et d’autres à Luminy, Mebkhout, le doyen, qui voulaient avoir un centre pluridisciplinaire complet, y compris avec les arts plastiques et la musique… Et aussi les sciences humaines, psychologie, la biologie, les sciences physiques, chimie et mathé-matiques… Et l’informatique, puisqu’ils ont fait venir Colmorauer, qui était inventeur de la programmation logique, avec le langage Prolog…

JFD – Et ce Kastler-là, alors, c’est lui qui vous a accueilli ici ?

Jean-Claude Risset – Oui, parce que c’est un des promoteurs, vraiment, de Luminy, c’est-à-dire, c’est vraiment un de ceux qui ont voulu faire de Luminy un centre de qualité et pluri-disciplinaire, il a absolument voulu avoir la musique, dans un centre scientifique, donc j’ai été un peu enrôlé… Ca a marché au début très bien, puis le département a été fermé, mais j’ai quand même été, je suis quand même resté, mais c’est, et c’est beaucoup par sa présence, je veux dire, c’est quelqu’un qui, à la fois tout ce qu’il a fait pour que ça marche, mais aussi par le fait que c’est un attracteur étrange, quoi, je veux dire, mais, un véritable attracteur, c’est quelqu’un qui est, qui a un sens profond du rôle du beau dans la science et dans la vie…

Daniel Kastler – Si on lit les mémoires d’Alma Mahler, on lira que, elle parle de son ami que, son grand ami Painlevé, qui était le mathématicien, qui avait été ministre, et elle disait, « c’est un grand mahlérien, il ne rate pas une occasion de, de… Il ne rate pas une création de symphonie de Mahler, et avec son ami le colonel Picquart, il joue à quatre mains des transcriptions des symphonies de Mahler, ce que j’aimerais bien pouvoir faire… Et le colonel Picquart, qui c’est ? C’est l’homme qui a fait sauter le…

Jean-Claude Risset – La condamnation de Dreyfus !

Daniel Kastler – La condamnation de Dreyfus ! Alors ça ! Ca, c’est la bonne France ! Painlevé et Picquart jouant Mahler à une époque où les Français n’avaient pas encore avalé Brahms…

François Santon – Une monstruosité harmonique !

Jean-Claude Risset – Oui, cette monstruosité harmonique, c’est une belle audace expressive, je trouve, et… Mais on peut peut-être spéculer, d’ailleurs, que ces roulades, par exemple, ces figures rapides, enfin, ça aide à fusionner cette sonorité étrange où y a ces harmoniques qu’on entend séparément sur une note tenue… Oui, quand on entend la musique, on oublie l’artifice, mais François Santon vient de nous le montrer, finalement, ces premiers exemples de synthèse additive, c’est-à-dire bien avant Fourier qui a montré qu’on pouvait reconstituer une onde en ajoutant des composantes, eh bien ici les facteurs d’orgues le faisaient des siècles auparavant !

Dans ce domaine comme dans d’autres, bien sûr, y a un travail de l’écriture, mais en même temps, y a des idées et parfois les idées apparaissent d’une manière curieusement synoptique, c’est-à-dire, tout à la fois on a l’idée de l’œuvre et y a plus qu’à l’écrire, naturellement c’est pas vrai qu’on a l’idée complète de l’œuvre, mais on a l’impression, mais c’est vrai aussi en science ! J’ai vu des scientifiques, des mathématiciens, par exemple, qui avaient une vision d’un seul coup, qui finalement ramassait toute la, le discours qui ensuite devait être déve-loppé… Et ça arrive pour la musique, sachant quand même, la musique s’écrit, elle est dans le temps, on peut pas échapper au temps de la musique, on est piégé dans le temps de la musique, il faut l’entendre, il faut l’accompagner… Evidemment, c’est plus difficile, un tableau, on peut tout de suite détourner le regard après l’avoir jaugé d’un coup d’œil et la musique est plus exigeante, elle vous assigne à résidence, pour ainsi dire…

17 min 10 secJean-Claude Risset_tapuscrit

Physicien et musicien Jean-Claude Risset est aussi informaticien. Il a donc suffisamment appri-voisé son piano pour en faire, via l’ordinateur, un véritable partenaire, il a, dès les années 60, aux Etats-Unis, jeté les bases de l’informatique musicale, avec la première synthèse des cuivres, il compose ses propres œuvres aussi bien à partir de sons ready-made recueillis dans ses chères calanques de Marseille qu’en créant des sons nouveaux, entièrement calculés par informatique, et il aime reconnaître dans les orgues de Saint-Victor la réalisation empirique des principes de synthèse additive de Fourier.

Solidement installé à la croisée des chemins entre la musique et l’informatique, Jean-Claude Risset y prêche inlassablement la cause qui lui est chère : la remise à l’honneur d’une conception de l’université, donc de la culture, où, comme à la Renaissance, arts et sciences auraient à nouveau partie liée.