Autour de Jacques Friedel
De l’influence de Jacques Friedel sur trois trajectoires naissantes.
Tapuscrit...
ACADÉMIE DES SCIENCES
Le 26 janvier 2016
Denis Jérome – Ce qui caractérise, je pense, le plus Jacques Friedel, c’est le genre d’invitation que j’ai pu recevoir en étant aux États-Unis, en stage postdoctoral, après ma thèse chez Abragam, proposant de monter un laboratoire dans le jeune laboratoire qu’il avait créé à Orsay, et ça c’était en 67, c’est-à-dire de monter un groupe tournant autour de l’étude des métaux et des alliages sous haute pression, à basse température. Et en fait, Friedel offrait, dans ce document, que j’ai encore sous les yeux, qui est un document manuscrit, comme tous les documents de Friedel qu’il transmettait à ses collaborateurs, il offrait les conditions de ça, c’est-à-dire ça correspond à 124 000 € actuels, vous voyez, c’est quand même pas énorme par rapport aux contrats qui existent actuellement, mais il y avait aussi la promesse d’avoir deux postes de techniciens, ce qui était très important pour monter un laboratoire qui avait une forte connotation de développement d’appareillage tout autant, pour le moins au début. Friedel était un personnage assez étonnant, il n’avait aucune complaisance, c’est sûr, énormément d’amabilité, il écoutait beaucoup, il faisait confiance, mais il avait une idée sur tout et sur tout le monde ! Et quelquefois il le faisait savoir dans des termes assez directs, et il avait certainement beaucoup d’ennemis, bon, il valait mieux dans ce cas être du côté de ses amis que de ses ennemis. Il critiquait, il conseillait, qui n’a pas reçu des petits conseils manuscrits, écrits, là, par Friedel, après une discussion avec lui en général suivait deux, trois jours plus tard une lettre à domicile, manuscrite, de Friedel, avec « Mon cher Untel, j’ai bien écouté ce que vous me disiez, est-ce que par hasard ce ne serait pas, etc. ? » Ce sont des conseils qu’il valait mieux suivre ! Parce que c’étaient souvent de bons conseils, pratiquement c’étaient, quelque fois même, je dirais, des ordres… Il partageait beaucoup, Friedel, il ne s’arrogeait pas les droits sur une découverte effectuée à Orsay. Il essayait toujours de mettre en valeur ce qui avait été obtenu dans ce que, l’on peut dire, c’est toujours « son » labo.
Hélène Bouchiat – Les interactions scientifiques les plus enrichissantes que j’ai eues avec Jacques Friedel ont eu lieu en fait à la fin des années 80, au retour de mon postdoc à Bell Labs. J’essayais à l’époque de démarrer une nouvelle activité au laboratoire visant à explorer les propriétés de transport des systèmes mésoscopiques, qui sont des conducteurs quantiquement cohérents à très basse température. Et je me souviens de conversations dans le RER, qui étaient poursuivies lors de l’ascension de la rue de la Colline, que monsieur Friedel gravissait avec une vitesse étonnante et au cours desquelles il m’expliquait le modèle en couches des agrégats avec les séquences de nombres magiques qui permettent de décrire les agrégats les plus stables. Et c’était un souci constant de Jacques Friedel d’établir un lien entre des problèmes qui semblaient au premier abord concerner des systèmes physiques très différents. Et quelques années plus tard, les contributions dans le transport mésoscopique du groupe d’Oriol Bohigas lui ont donné raison. Alors, par la suite aussi, j’ai rencontré, grâce à monsieur Friedel, Sharvin père, qui était un des pionniers du transport mésoscopique, et qui m’a remis un certain nombre de ses papiers, en russe, et que j’ai gardés précieusement. De façon générale Jacques Friedel avait une vision extrêmement ouverte des échanges scientifiques et tenait à en faire profiter tout son entourage. Et en fait, en lisant ses mémoires, Graine de mandarin, on comprend le souci constant qu’il avait de faire se rencontrer les différentes personnes qu’il connaissait pour les faire communiquer, échanger et voire travailler ensemble. C’est sans doute pour cela qu’il continue à transmettre et inspirer les jeunes générations. Qui peut-être ne le savent même pas. C’est pour cela que nous avons tenu à faire parler des jeunes chercheurs, qui travaillent sur les oscillations de Friedel dans le graphène, qui n’ont jamais rencontré Jacques Friedel personnellement.
Thierry Giamarchi – Jacques Friedel était non seulement un immense scientifique, mais également un vrai gentleman. L’une de ces personnes pour laquelle la notion de force tranquille semble parfaitement adaptée. Une personne avec une autorité scientifique et morale qui était directement palpable quand on discutait avec lui. En plus d’avoir son nom dans le socle fondateur de toute la physique des solides, il est au niveau français responsable pour une bonne part de l’existence de ce domaine et de la structure du système d’éducation tel que nous le connaissons aujourd’hui. En plus de l’aspect scientifique, ce sens des responsabilités exceptionnel, totalement dépouillé du besoin de signes extérieurs de puissance, était certainement l’un de ses traits caractéristiques. L’un de mes premiers souvenirs de lui, en tant que jeune étudiant débutant ma thèse, était d’être convoqué dans son bureau, un bureau minuscule au fond du couloir des théoriciens, aux murs encombrés de thèses. Comme tous les étudiants de thèse du laboratoire de physique des solides, je devais lui expliquer le sujet de ma thèse et lui raconter les progrès de l’année. Je n’en menais évidemment pas large, mais j’ai rapidement compris que c’était plutôt le directeur de thèse qui passait l’examen. De la même façon, Jacques Friedel était président de toutes les thèses qui sortaient du laboratoire. Cela était pour lui à la fois une façon d’être parfaitement au courant des dernières avancées scientifiques, et également de s’assurer que tout ce qui se faisait dans ce laboratoire, dont il avait été l’un des fondateurs, était de la plus haute qualité. Bien sûr, plus tard dans ma carrière, j’ai eu de nombreuses fois l’occasion de discuter avec lui, et comme beaucoup d’autres personnes, de recevoir l’une de ses fameuses petites lettres manuscrites (il n’utilisait pas du tout l’internet) dans lesquelles il discutait un point de science, avec toujours évidemment des questions pertinentes, et auquel il était particulièrement difficile de répondre. J’ai eu ce privilège de pouvoir découvrir, via ces interactions et d’autres dans des cadres moins formels, cet homme exceptionnel. Il est normal que l’Académie des sciences lui ait rendu un très vif hommage et lors de la rencontre, à la fois chez les orateurs mais aussi dans le public, l’émotion et le désir d’être présents pour lui étaient omniprésents.
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Jacques Friedel reste l’exemple même de ce que doit être un grand scientifique, sur le plan de la connaissance comme sur le plan humain. À l’occasion de la journée d’hommage qui lui fut rendue à l’Académie des sciences le 26 janvier 2016 à travers les témoignages de François Gros, Albert Fert, Alice Mott-Crampin, Peter Fulde, Guy Deutscher, Claude Berthier, Patrick Batail, Claude Bourdonnais, Gilles Montambaux, Maurice Rice, Pierre Mallet, Cristina Bena, Catherine Bréchignac, Pawel Pieranski, Sébastien Balibar et Yves Bréchet, trois chercheurs de son laboratoire, Denis Jérome, Hélène Bouchiat et Thierry Giamarchi, évoquent ce qu’ils doivent au théoricien rigoureux, au pédagogue inlassable, à l’organisateur hors-pair, à l’homme qui mettait sans cesse sa générosité au service de l’intelligence.