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par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

LA LANGUE N’EXISTE PAS / “THE” LANGUAGE DOES NOT EXIST

Si les poissons rouges pouvaient parler, ils n’auraient pas de mot pour dire « bocal ».

Should the goldfish be able to speak, it wouldn’t have a word to say “bowl”.

Myriam Suchet
21 Juil, 2016
Tapuscrit...

Myriam Suchet – Je m’intéresse à la langue. Ou plus exactement à ce qu’on appelle la langue et à l’imaginaire qu’on en a. Il me semble que nous avons tendance, la plupart du temps, à évoluer dans notre langue, surtout lorsque nous croyons n’en avoir qu’une, un peu à la manière d’un poisson rouge dans son bocal, persuadé de vivre dans un milieu naturel, parce que les parois sont si transparentes qu’il en oublie le caractère construit, historique, contingent. Et la raison pour laquelle la littérature me semble un instrument prodigieux, c’est qu’elle permet de ré-opacifier légèrement les parois du bocal ou de donner des petits coups pour nous aider à reprendre conscience de leur existence et du fait que la langue n’existe pas. La langue française n’existe pas, mais la langue anglaise, la langue allemande, l’inuktitut, n’existent pas non plus. Je pense que c’est extrêmement important, parce que révéler les contours du bocal, c’est aussi interroger l’identité du poisson qui vit à l’intérieur.

Dès qu’on admet que la langue n’existe pas, l’identité, elle aussi, se diffracte, s’interroge, perd de son évidence. Et la littérature permet cette expérience d’une défamiliarisation de la langue et de soi-même. Je pense que c’est le cas de toute littérature, je me suis plus particulièrement intéressée à des textes qu’on appelle post-coloniaux, c’est une étiquette qui ne me convient pas très bien non plus, mais qui est assez efficace pour interroger les rapports de force et de pouvoir, à l’intérieur de la poétique. Pourquoi la poétique, parce que j’essaie de distinguer ce qui relève de l’énoncé, ce que dit le texte littéraire, et ce qui relève de l’énonciation, la manière dont le texte, l’écrit, comme il y a une manière en peinture, c’est ce qui constitue le grain, le tissu du texte, puisque le texte, ça vient de tissu, c’est la même étymologie, plutôt… Et c’est la manière dont le texte est tramé qui dit quelque chose de la langue et des rapports de pouvoir qui s’y trament, précisément.

Il y a un terme plus technique qu’on peut utiliser et que j’emprunte à Rainier Grutman, qui est un théoricien de la littérature et qui parle d’hétérolinguisme. C’est un néologisme, un mot inventé, qu’il a forgé pour se distinguer du bilinguisme, qui constitue une capacité individuelle à parler deux langues, pour se distinguer aussi de la diglossie, qui est une situation sociale, mais pour se distinguer aussi du pluri ou du multilinguisme, qui met l’accent sur la multiplicité de langues, alors que l’hétérolinguisme insiste davantage sur la différence, à la fois entre les langues, mais aussi en leur sein, du dedans de la langue elle-même. Et aujourd’hui je développe ce que j’appelle une perspective indisciplinaire. L’hétérolinguisme, ça devient une méthode, pour interroger, y compris la langue que je parle, et qui est l’universitairien, essayer de la décloisonner de l’intérieur, là encore, et c’est pour ça que je parle d’indiscipline, et pas du multi, ou de pluridiscipline. L’indiscipline, c’est à la fois une posture de pensée, et en ça je dirais que c’est indisciplinaire, parce que le suffixe fait très universitairien, mais c’est aussi une manière de vivre, et en ça c’est indiscipliné, comme l’élève au fond de la classe, tout pareil…

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Transcript...

Myriam Suchet – My interest is in language. More precisely, I investigate what we call “a tongue” and the imagination attached to its representation. It seems to me that we tend to inhabit our language, especially if we believe to master only one, just as the goldfish inhabits its bowl: convinced that it evolves in a natural environment because its limits are so transparent that one overlooks their historical, contingent construction. I hold literature to be a prodigious tool in this respect, for it momentarily re-opacifies the bowl’s limits or knocks into them. It helps us remember their existence and reveals that there is nothing like “a language” or “a tongue”. The French language does not exist, nor do English, German or Inuktitut exist as “a language”. I believe this awareness to be extremely important for revealing the bowl’s limits throws into question the identity of the fish inside it.

As soon as we admit that “the language” as such doesn’t exist, “the identity”, loses its evidence and tends to diffract. Literature thus enables the de-familiarization of both language and one-self. Any literature can have such an effect, but I chose to focus mainly on so-called “postcolonial” texts. The “postcolonial” label is far from perfect, but it is effective in designating the power relations within a poetics – that is, the way a text is written, rather than what it is about. Each text has a manner, just as a painting does, that weaves it as a textile – both “text” and “textile” have the same etymology. It is precisely this manner with which the text is woven that tells us something of its intricate power relations.

To characterize the poetics of these texts, I borrowed a term from literary critic Rainier Grutman: “heterolingualism”. Grutman coined this neologism to depart from bilingualism (an individual ability to speak two languages), diglossia (a social configuration) and also from pluri- or multilingualism (the co-presence of diverse languages). Heterolingualism stresses the importance on difference rather than on plurality, a difference between languages and also among each of them: with/in “the” tongue itself. I am now developing an indisciplinary approach. Heterolingualism becomes a method for questioning including “the language” that I speak (or write) right now, namely the Universitarian language. This is the reason why I choose to speak of “indiscipline” rather than multi- or pluri-discipline: its aim is more radical than just bridging instituted disciplines. Indiscipline is altogether a form of thought – and in this sense I call it “indisciplinarity”, with an universitarian suffix. It is also a way of life that is very undisciplined, just like the bad pupil sitting at the very back of the classroom!

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Comparatiste et traductologue de formation, maître de conférences et directrice du Centre d’études québécoises à la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, Myriam Suchet croise et recroise les lectures possibles des langues faites littérature, leurs porosités, leurs superpositions, leurs équivoques, leurs cousinages, leurs liaisons dangereuses, dans l’espoir que la notion-outil d’hétérolinguisme, qui défait « la » langue du dedans, puisse servir à ouvrir de nouvelles voies indisciplinaires et indisciplinées.

Comparatist and traductologist by training, Professor at University Sorbonne Nouvelle – Paris 3, and director of the Centre d’études québécoises, Myriam Suchet ties and unties possible readings of languages made literature, exploring their porosities, their superpositions, their affinities, their discrepancies and their dangerous liaisons. Her hope is that heterolingualism might open up indisciplinary alternatives and undisciplined perspectives.