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par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

LE MIRACLE DE L‘ABAQUE / THE MIRACLE OF THE ABACUS

C’est imaginaire et pourtant c’est réel

It’s imaginary and yet it’s real

Denis Gratias
17 Juin, 2023
Tapuscrit...

Denis Gratias – L’histoire que je vais vous raconter date de mars 1985. C’était au moment où on venait de découvrir les quasi-cristaux. Alors, un cristal, c’est un solide dont on s’est aperçu que, observé au microscope électronique, il est constitué de motifs, ce sont des atomes, qui se répètent à l’identique, les uns à côté des autres, exactement comme un pavage, ou comme une planche de timbres. Il n’y a pas de trous et c’est toujours la même figure. Le quasi-cristal, c’est un objet qui a les mêmes propriétés de répétitivité, mais qui a perdu la périodicité. C’est-à-dire que ça se reproduit mais de façon non exactement périodique. On appelle ça la quasi-périodicité.

Et, à l’occasion d’une conférence à l’IHÉS, Duneau et Katz, deux physiciens théoriciens, nous avaient montré que ces objets-là pouvaient être des représentations tridimensionnelles d’objets qui seraient des cristaux, c’est-à-dire des objets périodiques, mais à six dimensions ! Alors, six dimensions, ça n’existe pas, évidemment, on vit à trois ; et il y avait cette idée de dire : on imagine qu’on va fabriquer un objet à six dimensions, et puis on va le couper par une tranche à trois dimensions, celle où nous vivons. Et on imagine que ce qu’on regarde, ben c’est tout simplement la tranche de ce truc-là. Ça nous avait beaucoup frappés, John Cahn, Danny Shechtman et moi, et le problème qu’on se posait c’était de pouvoir interpréter les diagrammes de diffraction des rayons X des quasi-cristaux. On envoie les rayons X sur des quasi-cristaux, dans une direction bien déterminée, c’est un beau faisceau, comme un phare ou un laser, on frappe le quasi-cristal, qui est un petit objet métallique, là c’était de l’aluminium-manganèse-silicium, et on regarde dans toutes les directions par où partent les photons. Et ce qui se produit avec les quasi-cristaux c’est que ça part dans des directions parfaitement bien déterminées, exactement comme les cristaux. Mais ces directions ne sont pas du tout celles des cristaux. C’est des directions bizarres. Et grâce à ce que Duneau et Katz nous avaient raconté à l’IHÉS, on en avait déduit que la longueur selon laquelle devait se produire cette diffraction, c’est-à-dire la déviation du faisceau central, devait être quelque chose proportionnel – je vous donne un gros mot – à racine carrée d’un nombre entier plus un nombre entier fois le nombre d’or !… Très bien. Et que, on avait d’autant plus de chance de la voir, elle serait d’autant plus intense que ce même nombre entier N fois le nombre d’or moins l’autre nombre entier M soit un nombre aussi petit que possible.

J’ai donc, un soir, construit un abaque, c’est-à-dire, sur une droite j’ai porté tous ces nombres possibles. Par exemple N=18, M=29. Si vous faites 18 tau moins 29, vous trouvez 0,01. On est très près… Alors ça, ça doit être une réflexion forte, j’ai des chances de le voir, ça ! Et puis j’ai pris un point en dehors de la droite, et j’ai construit des segments qui partaient du point de fuite, et donc ça fait un faisceau. Et puis j’ai pris mon diagramme, celui qui représente la vérité des choses, je l’ai posé sur ce diagramme, je l’ai descendu tout doucement, et à un moment il y a eu quelque chose d’extraordinaire, les spots qui tombaient ici sont arrivés exactement, exactement, sur ce que j’attendais. J’ai fait ça trois, quatre fois… J’étais stupéfié ! Je ne pouvais pas croire que la nature avait fait un truc pareil, elle n’a pas le temps de se balader à six dimensions, si j’ose dire… Et voir, tout à coup, qu’un alliage d’aluminium, de manganèse et de silicium, dont on fait le spectre aux rayons X, obéit à ces lois mathématiques qui étaient purement pensées, purement intellectuelles, ça m’a énormément touché. Comme un enfant qui joue à un jeu virtuel et puis qui tout à coup il s’aperçoit qu’il est dans la vraie vie ! J’avais cette sensation que ça, ça pouvait pas être dans la vraie vie, et pourtant ça l’était.

4 min 27 s

Transcript...

Denis Gratias – The story that I am going to tell you began in March 1985. That was the moment when we discovered quasicrystals. Now a crystal is a solid that, when observed through an electron microscope, comprises motifs that are atoms and that are repeated identically, side by side, just like paving or like a sheet of postage stamps. There are no holes and the pattern is always the same. A quasicrystal is an object that has the same properties of repetition but that has lost its periodicity. That is to say that is repeats itself but in a manner that is not exactly periodic. We call that quasiperiodicity.

Now during a meeting of the IHÉS, Duneau and Katz, two theoretical physicists, showed us that these objects could be three-dimensional representations of objects that would be crystals, meaning periodic objects, but with six dimensions! Now obviously six dimensions do not exist, we live in three, so the suggestion emerged that we would imagine making an object in six dimensions, then we would slice it down to the three dimensions in which we live. And thinking about what we would see, well it would simply be the slice of this thing. Hmm… that really caught the imagination of John Cahn, Danny Shechtman and me and the question we asked ourselves was how we might interpret the X-ray diffraction images of these quasicrystals. X-rays are directed at quasicrystals in a well-defined direction in the form of a high-quality beam like a light-house or laser. It hits the quasicrystal which is a small metallic object, in this case Aluminium-Manganese-Silicon, and we examine all the directions where photons emerge. And what happens with quasicrystals is that they emerge in well-determined directions, exactly as with crystals. But these directions are not at all the same as for crystals. The directions are bizarre. And thanks to what Duneau and Katz told us at the IHÉS, we worked out that the extent of this diffraction i.e. the deviation of the central beam, should be something that is proportional to – and here I am going to use a bad word  –  the square root of a whole number plus a whole number times the golden number!… Fine. What’s more, we would be all the more likely to see it, it would be even more clear if this same whole number N times the golden number minus the other whole number M were as small as possible.

So one evening, I made an abacus, that is to say that I placed all these possible numbers on a straight line. For example N=18, M=29. If you take 18 tau minus 29, you get 0.01. That seems very promising… So that ought to be a strong reflection. I ought to be able to see that! And then I took a point off the line, and I constructed segments that ran from the point of exit, and that gave me a beam. And then I took my diagram, the one that shows what really happens, and I placed it on my own diagram, I put it down very gently and in an instant something extraordinary happened, the spots as they fell landed exactly, exactly, where I had expected. I did this three, four times… I was stupefied. I couldn’t believe that nature had done such a thing, she doesn’t have time to wander around in six dimensions, if I dare to say such a thing… And here we have, all of a sudden, that a combination of Aluminium, Manganese and Silicon, on which we make an X-ray spectrum, obeys these mathematical laws that had been pure thoughts, purely intellectual, that impressed me enormously. Like a child who plays an imaginary game, if you like, and then who all of a sudden realises that it is real life. I had this sensation that this couldn’t be reality. And yet it was.

4 min 27 s

Chimiste à l’origine, Denis Gratias est directeur de recherche émérite au CNRS et membre de l’Académie des sciences en section de physique. Il a longtemps été professeur de physique des matériaux et de physique quantique à Chimie ParisTech et à l’École polytechnique. Il a joué un rôle majeur dans la découverte et l’étude d’une structure de la matière longtemps ignorée, les quasi-cristaux.

Originally a chemist, Denis Gratias is an Emeritus Research Director at the CNRS and a Member of the French Académie des sciences in the Physics section. He was for a long time Professor of Physics of Materials and Quantum Physics at Chimie ParisTech and at the École Polytechnique. He played a major role in the discovery and study of a long ignored structure of matter: quasicrystals.

 

 

Nous remercions Pascal Loiseau et le laboratoire de métallurgie structurale de Chimie ParisTech pour leur hospitalité et Adrian Travis pour la traduction anglaise.

We thank Pascal Loiseau and the Chimie ParisTech Structural Metallurgy Laboratory for their hospitality and Adrian Travis for the translation.