HOMMAGE À PAUL CELAN / TRIBUTE TO PAUL CELAN
La flamme fragile de la mémoire
The fragile flame of memory
Tapuscrit...
Didier Sicard – Je souhaitais parler de Paul Celan parce que, avec Claude Lanzmann, ils me semblent être les deux créateurs qui survivront à l’absence de mémoire. Celan qui est né en 1920, donc qui aurait dû avoir un centenaire – il était français, même s’il est né en Roumanie et de culture allemande – mais il n’y a pas eu de manifestation en France. Et ça fait cinquante ans qu’il est mort en se jetant du Pont Mirabeau, un soir.
L’émotion que je ressens en lisant Paul Celan, c’est une émotion qui ne ressemble à aucune autre, parce que, pour moi, la Shoa, me paraît être l’évènement le plus tragique du XXe siècle et dont l’humanité ne se remet toujours pas, et elle croit que c’est un évènement du passé, alors que pour moi c’est un schisme, un schisme dans l’humanité, dans le concept même d’humanité, comme s’il y avait avant et après. Oui bien sûr il y a eu des génocides arméniens, des génocides rwandais, mais le génocide juif me paraît être celui qui s’est accompagné d’un mépris et d’une mise à distance, d’un partage par l’ensemble des peuples… effrayant. Et quand on voit encore les tracts antisémites de ces années et ceux qui quelquefois resurgissent comme ça, à chaque fois je suis blessé, j’ai l’impression que j’appartiens à une humanité qui me fait horreur.
Le poème Todesfuge, Paul Celan écrit :
« Nous creusons une tombe dans les airs, on n’y est pas couchés à l’étroit. » Effectivement, ces six millions de Juifs qui sont partis en fumée, ils sont pas à l’étroit dans les airs, je trouve qu’il y a toute cette concentration, en quelques mots, d’un univers qui généralement occupe trois ou quatre cents pages dans tous les livres, mais qui me paraît rassembler, concentrer l’horreur.
Je pourrais peut-être lire les autres vers :
« Un homme habite la maison et joue avec les serpents, il écrit,
il écrit quand vient le sombre crépuscule en Allemagne, tes cheveux d’or Margaret,
tes cheveux de cendre Sulamith, nous creusons une tombe dans les airs, on y est pas couchés à l’étroit.
Il crie Creusez la terre, plus profond, vous les uns et vous les autres,
chantez et jouez !
Et de son ceinturon il tire le fer, il le brandit, ses yeux sont bleus !
Plus profond les bêches sur la terre, vous les uns et vous les autres,
jouez ! Jouez ! Pour qu’on y danse ! »
Ce qui est terrifiant, c’est la relation entre un homme, que ce soit Hitler, et puis une population qui trouve dans une parole démente un futur. Là, l’Histoire, elle est très humiliante. Et je ne peux pas rester avec un regard de curieux. Je suis un humain qui a tenté, presque désespérément toute sa vie de trouver une explication. Et donc, à partir du moment où il n’y a pas d’explication, je me raccroche à tout ce qui peut essayer de maintenir une sorte de petite feu follet permanent qui continue de brûler pour ne pas qu’on éteigne la bougie. La transmission, c’est pas se dire restituer les évènements. C’est de dire que l’humanité a failli et qu’elle faillira. Par conséquent, que nous sommes des êtres dont l’inhumanité est au cœur même de chacun, et que si on ne travaille pas de façon permanente à creuser notre propre manque, notre propre trou en nous-même, la mémoire n’a pas de sens ! La mémoire c’est pas des évènements qui se sont passés il y a quatre-vingts ans et qui ont été horribles, la mémoire c’est que nous sommes les mêmes humains qu’il y a quatre-vingts ans, les mêmes ! Avec la même faille possible. C’est pour ça que, pour moi, l’hommage à Paul Celan me paraît non pas l’hommage à un poète, mais l’hommage à un être qui a réussi à faire surgir des mots pour faire partager cette terrifiante, on peut l’appeler boule noire qui est au cœur de l’humanité et qui sans cesse ressurgit.
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Transcript...
Didier Sicard – I wish to talk about Paul Celan because I believe that he and Claude Lanzmann are the two artists who will survive oblivion. Celan was born in 1920, and his centennial should have been commemorated. He was French, though Romanian-born ; his education was German. There wasn’t the least memorial ceremony in France. And he died just 50 years ago: one evening, he plunged from the Pont Mirabeau.
The flood of emotion I feel when reading Paul Celan is unlike any other. For me, Shoah is the ultimate tragedy of the XXth century, and humankind has never overcome it. It is assumed to be part of our past. As far as I’m concerned, it’s a rift, an ever-present fissure in humanity, in the very concept of human beings. As though there were a Before and an After. Of course, we have known the Armenian genocides, the genocide in Rwanda. The genocide of the Jews seems far more frightening to me, because it was infused with contempt and degradation shared among nations. Having read the antisemitic libels of the past, seeing one come out today is an open wound. It makes me feel that I belong to a horrifying species.
In the poem Todesfuge, Paul Celan says :
« We dig a grave in the breezes there one lies unconfined »
Indeed, the six million Jews who went up in smoke are at ease in the air – those few words condense a universe that would require three or four hundred pages in any book. Here, all the horrors are assembled and melded in a few words.
Maybe I can read the following verses:
« A man lives in the house he plays with the serpents
he writes
he writes when dusk falls to Germany your golden hair
Margarete
your ashen hair Sulamith we dig a grave in the breezes
there one lies unconfined
He calls out jab deeper into the earth you lot you
others sing now and play
he grabs at the iron in his belt he waves it his
eyes are blue
jab deeper you lot with your spades you others play
on for the dance! »
It’s terrifying to see the relation between an individual, Hitler in this case, and an entire population ready to find a future in an insane voice. History, at that point, is very humbling. So I can’t just be an onlooker. I’m a human being and have attempted – all my life, almost desperately – to find an explanation. And since there is no explanation, I hang on to anything that can keep a little candle burning so the light doesn’t go out.
Passing on doesn’t mean reviving a description of past events. It’s to keep stating that humanity has failed and will fail again. We’re a species whose inhumanity is riveted in every heart, and if we don’t work endlessly to understand our own basic flaw, that terrible crater within ourselves, memory is meaningless. Memory is not the sum of horrible events that occurred eighty years ago. Memory is the fact that we are the same humans as we were eighty years ago, the same! With the same possible chasm.
So for me, a tribute to Paul Celan isn’t just a tribute to a poet; it is a tribute to the unique person who found the words that enable us to share the terrifying – what one might call black enigma – nestling inside humanity, that surfaces repeatedly.
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Professeur de médecine et ancien chef du service de médecine interne de l’hôpital Cochin, Didier Sicard a présidé de 1999 à 2008 le Comité consultatif national d’éthique, y impulsant une réflexion sur les technologies de la procréation et sur la place de l’éthique dans la formation médicale. En 2012, les travaux qu’il coordonne au sein de la commission chargée de réfléchir aux problèmes de fin de vie aboutit au « rapport Sicard ».
Didier Sicard is a Professor of Medicine and former Head of the Internal Medicine Department at the Cochin Hospital. As Chair of the French National Consultative Ethics Committee from 1999 to 2008, he launched a review of the impact of reproductive technologies, promoting ethical guidelines in medical training. In 2012, he was coordinator of a major committee whose mandate was to reflect on end-of-life problems. It produced the well-known “Sicard Report”.
Nous remercions l’École normale supérieure Ulm pour son accueil et Harry Bernas pour la traduction. Le texte du poème Todesfuge / Fugue de Mort est extrait du recueil Pavot et Mémoire, traduit par Valérie Briet, Christian Bourgois éditeur.
We thank the École normale supérieure Ulm for its hospitality and Harry Bernas for the translation. The text of the Todesfuge / Death Fugue poem is an excerpt from Pavot et Mémoire, published by Christian Bourgois translated by Valérie Briet (and by Michael Hamburger for the English transcript).