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Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

SUR LES FLANCS DU CRATÈRE / ON THE SLOPES OF THE KRATER

Ouvrons l’œil (apotropaïque) et le bon !

Let’s keep an apotropaic eye open!

Lou de Barbarin
10 Août, 2024
Tapuscrit...

Lou de Barbarin – C’est l’histoire d’un vase grec trouvé en Italie, dans une tombe du site étrusque de Cerveteri, au nord de Rome, et qui raconte plusieurs histoires. Celle peinte sur le vase, et celle du potier qui, vers le milieu du 7e siècle av. JC, a fabriqué et signé le vase de son nom, Aristonothos. Il a peint d’un côté le célèbre épisode de l’Odyssée où Polyphème est aveuglé par Ulysse et ses compagnons. Au centre, ces derniers, dressés sur leurs pieds, soulèvent et enfoncent l’épieu dans l’œil du Cyclope ivre, assis en bas à droite, et qui réveillé sur le coup, le bras gauche en appui sur le sol, tente de l’éloigner avec son bras droit. Le cinquième personnage tout à gauche, le corps tourné, qui prend appui avec sa jambe sur la paroi de la grotte symbolisée par une ligne, c’est Ulysse. Et ce détail montre que le potier connaissait bien le poème homérique, car la scène est très fidèle au chant IX de l’Odyssée, dans lequel le héros raconte comment, se plaçant au sommet du tronc taillé, il fait tourner avec force l’épieu que ses amis soutiennent, comme un artisan et ses ouvriers percent avec une tarière la poutre d’un navire. C’est justement une bataille navale qui est représentée de l’autre côté du vase. À gauche, un navire à coque plate et à la proue allongée munie d’un éperon et d’un œil apotropaïque est manœuvré par un guerrier qui tient le gouvernail et par cinq rameurs. Sur le pont, trois guerriers casqués, armés de lances et boucliers ronds, affrontent le navire ennemi à droite. Il s’agit d’un navire à voile et à coque profonde, et double gouvernail, sur le pont duquel trois guerriers se préparent à l’assaut, probablement avertis par la vigie en haut du mât. On a proposé d’identifier, à gauche un navire de guerre grec, peut-être les Grecs de Sicile, et à droite un navire marchand étrusque.

On peut en raconter, des histoires, sur ce vase. Il y a autant d’interprétations que de commentateurs, et c’est bien la preuve que le potier a réussi son coup. Car faire parler est probablement une des fonctions du vase. Il s’agit d’un cratère, un vase dans lequel on mélange l’eau et le vin, que l’on va consommer pendant le banquet, un cadre fort propice au récit. Il y a peut-être derrière ces scènes une morale adressée à ceux qui y consommeront le vin, pour prévenir des dangers de l’ivresse à laquelle a succombé le Cyclope, lui qui, au contraire des Grecs, a bu le vin pur, sans le mélanger à l’eau dans le cratère. On y prône peut-être également la ruse, la mêtis, à travers l’un des épisodes les plus célèbres d’Ulysse, et peut-être aussi par le symbole, sous les anses, d’un crabe peint, animal rusé du bestiaire grec. C’est aussi une histoire de violence, comme en témoigne la figure même du monstre anthropophage, le geste des Grecs aveuglant le Cyclope dont le sang gicle de l’œil, et l’affrontement en mer, qui évoque les périls réels auxquels sont confrontés les Grecs qui voyagent, à cette époque-là, aux confins de leur monde, particulièrement en mer tyrrhénienne, où les Étrusques pratiquent la piraterie.

Sur le potier aussi, on peut en raconter, des histoires. La signature, elle est ici, au-dessus du cyclope. On peut lire, de droite à gauche, Aristonothos  époisen, Aristonothos m’a fait. Pour une fois, on connaît le nom du potier, ce qui est exceptionnel pour l’époque et le rêve de tout céramologue. Mais on a rarement eu autant de difficultés à cerner une personnalité artistique. Et pour cause : la forme du cratère trouve quelques comparaisons en Argolide, dans le Péloponnèse ; le style et la technique, en revanche, sont originaires d’Athènes, avec une pointe d’influence cycladique ; la signature, elle, est en dialecte ionien, et en alphabet eubéen. Peut-être les personnages de la scène principale rappellent ceux de vases trouvés en Sicile, à Syracuse et Megara Hyblaea. Quoi qu’il en soit, le coup de pinceau révèle une main de maître, le trait est à la fois souple, rapide et précis, sans aucun signe de repentir. On peut aisément se figurer pourquoi Aristonothos, conscient de ce talent, a tenu à signer son œuvre.

03 min 50 s

Transcript...

Lou de Barbarin – This is the story of a Greek vase found in Italy in a tomb at the Etruscan site of Cerveteri north of Rome that tells us several stories. That of the picture on the vase and that of the potter who, towards the middle of the 7th century BC, made and signed the vase with his name, Aristonothos. On one side, he painted the famous episode of the Odyssey where Polyphemus is blinded by Ulysses and his companions. The latter appear in the centre on tip-toe, lifting and thrusting the spear into the eye of the drunken Cyclops who is asleep beneath on the right. He wakes up on the instant, his left arm firm on the ground for support, his right arm trying to push away. The fifth person on the far left has his body turned and is thrusting his leg against the wall of the cave – indicated by a line – and this is Ulysses. And this detail shows that the poet is entirely familiar with the Homeric poem because the scene accurately reflects song IX of the Odyssey. This has the hero tell how he stood high at one end of the sharpened trunk and twisted the spear hard while his friends held it in place, just as a craftsman and his workers pierce a ship’s beam with a drill. It is indeed a naval battle that is represented on the other side of the vase. On the left, a ship with a flat hull and an elongated prow tipped with a ram and an apotropaic eye is manoeuvered by a warrior at the helm and by five rowers. On the bridge, three helmeted warriors, armed with lances and round shields, confront the enemy ship on the right. This is a sailing ship with a deep hull and double rudder on whose bridge three warriors are preparing to assault, probably directed by the look-out up high on the mast. The suggested identification is of a Greek warship on the left, maybe Greeks from Sicily, and of an Etruscan merchant’s ship on the right.

We can tell quite a few stories with this vase. There are as many interpretations as commentators and that is good proof that the potter has succeeded in his aim. Because prompting discussion is probably one of the functions of the vase. It is what is called a krater, a vase in which are mixed water and wine that will be consumed during a banquet that is a great occasion for story-telling. Behind these scenes may be a moral addressed to those who are consuming the wine, warning them of the dangers of the drunkenness to which the Cyclops succumbed where he, unlike the Greeks, drank his wine neat without it being mixed with water in the Krater.

There may equally be a notion of trickery, the mêtis, drawing on one of the most famous episodes of Ulysses and maybe also by the symbol, under the handles, of a painted crab, an animal known for its craftiness in the Greek bestiary. There is also a story of violence that we see in the figure of the man-eating monster itself, the gesture of the Greeks in blinding the Cyclops as blood spurts from his eye and the confrontation at sea. The latter evokes the real dangers faced by Greeks who undertook voyages at that time to the boundaries of their world, particularly in the Tyrrhenian Sea where the Etruscans practiced piracy.

We can pick up some stories about the potter as well. His signature is here, above the Cyclops. From right to left we read Aristonothos  époisen, Aristonothos made me. For once we know the name of the potter which is most unusual for this period and the dream of every ceramicist. But it’s rare for it to be so difficult to learn anything about the personality of the artist. And for good reason: the shape of the Krater is comparable to those in Argolide, in the Peloponnese. The style and technique on the other hand originate from Athens with a slight cycladic influence. The signature itself is in the Ionian dialect and in the Eubean alphabet. Perhaps the persons in the main scene recall those of vases found in Sicily, in Syracuse and Megara Hyblaea. However it may be, the brush strokes come from the hand of a master, the lines are at once supple, rapid and precise, without any sign of hesitancy. We can easily work out why Aristonothos, aware of his talent, was keen to sign his work.

03 min 50

 

Archéologue et actuellement membre de l’École française de Rome, Lou de Barbarin étudie en particulier les divers aspects de la production de céramiques grecques archaïques en Sicile orientale.

Lou de Barbarin is an archaeologist, presently member of the École française de Rome. Her current research focuses on the various aspects of Greek archaic pottery production in Oriental Sicily.

Merci comme d’habitude à Adrian Travis pour la traduction.

Our usual thanks to Adrian Travis for the translation.