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de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

La vertu des grands ensembles

26 minutes – 1996

Dars / Papillault
3 Mar, 2011
Tapuscrit...

Commentaire – Certaines villes ne font jamais rien comme les autres. À l’époque où toutes les grandes cités du monde se sont entourées de leurs ceintures de barres et de tours qu’on ne voit plus tant elles se ressemblent, croquant pour cela les territoires sans défense de communes limitrophes plus faibles, Marseille, qui possède aussi son nuage de grands ensembles, dont une bonne proportion sont qualifiés de « défavorisés », les a installés sur son propre territoire, tant la ville s’étend loin au Sud et au Nord.

Résultat : un habitant des Quartiers Nord se sent tout autant Marseillais qu’un pêcheur du Vieux-Port, s’il en reste, même si sa cité a été construite à dix kilomètres ou plus du centre ville. Quelle que soit son origine, il est d’ailleurs en général avant tout Marseillais, souvent depuis trente ou quarante ans, et parfois ses parents l’étaient-ils déjà avant lui.

Dans ces cités des Quartiers Nord, comme La Savine, la Busserine ou les Flamants, s’est développé depuis la construction, tout un tissu d’associations, communautaires, culturelles, sportives, féminines. C’était le bon temps. Car c’était le temps d’avant le chômage, d’avant la fuite des industries, d’avant le déclin du port, le temps où les différents ministères et organismes s’occupant de la ville pouvaient subventionner toutes ces initiatives, comme on arrose un parterre de fleurs. La citoyenneté s’épanouissait.

Aujourd’hui que l’argent n’est plus là et les emplois non plus, les cités sont toujours debout et leurs populations aussi, vivant sur la lancée de l’enthousiasme passé ou bénéficiant de ses acquis. Ainsi au quartier des Flamants, où, sous la poussée des habitants les plus jeunes et des urbanistes les plus remuants s’est installée, dans un grand cube rouge, une école d’assistantes sociales, tandis que s’ouvrait en bas le snack de midi des étudiants, géré par des enfants de la Cité. Ainsi la Régie 13-14, du nom des deux arrondissements de Marseille où elle travaille, s’occupant de l’entretien des immeubles et des espaces verts, entreprise d’insertion permettant de fournir de l’ouvrage à plus d’une centaine de jeunes, ce qui en fait un employeur considérable dans la Cité.

… … …

Anne Papillault – C’est combien d’heures par jour ?

Djamila Bouazza – Euh, les halls d’entrée, c’est une heure, et puis bon, les escaliers, je pense que c’est quand même un peu plus, hein… Moi, je fais, en tous cas, par bâtiment, je fais une heure, hein…

AP – C’est pas beaucoup de travail…

Djamila Bouazza – Non, c’est pas beaucoup de travail… Et en plus, c’est fatigant, c’est crevant, parce que, bon, on trouve des cochonneries, c’est vraiment dégueulasse, hein… Moi je sais que le 13 et le 14, c’est les plus dégueulasses de tous, hein…

AP – Et vous, votre travail personnel ?

Djamila Bouazza – Ben, pour l’instant, moi, je travaille pas ! Non, je travaille pas…

AP – Vous cherchez ?

Djamila Bouazza – Oui, je cherche, hein… Bon, j’ai fait plutôt de l’animation, euh, j’ai travaillé comme vendeuse, et j’ai fait, bon, j’ai été couturière, aussi… Et c’est vrai que c’est pas facile, hein… Ou sinon, ce qu’ils nous donnent, c’est plutôt les formations, quoi… Des stages, des stages, des stages…

AP – Qui aboutissent ?

Djamila Bouazza – Qui aboutissent en réalité à rien du tout… Mais bon, je sais que y en a qui passent leur bac, y en a qui sont à la fac, bon, y a des gens, quand même, parce qu’ils ont vu leurs frères ou leurs sœurs, bon, pas de travail, rien, donc ça leur a incité à travailler, à aller à l’école, etc., pour avoir quelque chose à la fin, hein ! Et ne pas sombrer comme les autres… Donc, y en a qui travaillent, aussi, hein… Moi je connais pas la vie des gens parce que je m’en mêle pas, je peux pas savoir, mais bon, je sais que ils travaillent, y a pas mal de garçons qui travaillent, qui sont à l’école, etc. Et y en a que non… Y en a que non, y en a qui tiennent les murs, comme on dit… C’est vrai qu’ils sont pas assez tenus, donc, ils sont là pour tenir les murs…

Jean-François Dars – Y salissent beaucoup, les gens, les ascenseurs ?

Djamila Bouazza – Ah, la la ! c’est incroyable… Ce matin, j’ai vu, il était vraiment pourri, hein… Vraiment pourri… Don, j’ai balayé, bon, j’ai… Hier, ils ont jeté des œufs… Y s’amusent, dans le bloc… Alors voilà… Quand y fait beau, au lieu de jouer dehors, y jouent à l’intérieur… L’inconvénient, y mettent des carrelages…

… … …

AP – Et vous travaillez sur combien de quartiers ?

Abdelkrim Benamar – Ben, à peu près une douzaine… Une douzaine de cités, quoi…

AP – Vous avez combien de demandes de travail ?

Abdelkrim Benamar – Hou la la ! Alors donc, là, c’est vachement démesuré, hein… C’est vachement démesuré-démesuré…

AP – Comment vous avez commencé à travailler dans la Régie de Quartier ?

Abdelkrim Benamar – Ben la Régie, j’ai commencé, bon en faisant les week-ends, bon, comme les jeunes que j’emploie actuellement ! Donc j’ai commencé les week-ends, les remplacements d’agents, bon, j’ai commencé comme eux, hein ! Donc, étant donné que j’ai commencé comme eux, je connais le problème aussi bien qu’eux !

JFD – C’est-à-dire, vous aviez dix-huit ans et vous teniez les murs, ou quoi ?

Abdelkrim Benamar – Ben, oui ! Malheureusement, oui ! J’étais comme eux, je tenais les murs, et voilà, quoi… Donc c’est pour ça, je connais le problème, et c’est pour ça que je prends ces jeunes… Pourquoi, parce que j’ai vécu ce passage. Ce sont des gens qui z’ont pas travaillé pendant deux, trois ans, donc ils ont pris un train de vie qui… Qui est, bon, on se réveille à dix heures, à onze heures, donc quand on les fait travailler, ils ont encore ce train de vie ! Donc… Qui s’apaise par la suite, quoi ! Donc, bon, au début, y a des petits loupés ! Ça, c’est tout à fait normal… Mais les offices HLM, bon, y comprennent pas très bien, quoi… C’est-à-dire, bon, pourquoi le jeune est pas venu, euh, ça doit plus se reproduire, il faut que vous nous ameniez des jeunes qualifiés, tout ça… Donc, les jeunes qualifiés, nous, ça nous intéresse pas trop, quoi… Donc nous, notre véritable problème, c’est les jeunes en difficulté… Qualifiés, c’est pas, c’est pas le but de la Régie ! On peut le faire, c’est pas le but…

JFD – Les gamins, y vivent en groupes…

Abdelkrim Benamar – Euh, bon, étant donné qu’ils vivent constamment ensemble, c’est très dur de casser ce noyau ! Déjà qu’ils ont l’habitude de rester ensemble constamment la journée, si, admettons, on prend un jeune pour le faire travailler, euh, ça risque de, d’amputer les autres, quoi… Pourquoi, pourquoi lui et pas moi… Voilà…

AP – Ils veulent pas se quitter ?

Abdelkrim Benamar – Ben, ils ont l’habitude de… Ben, c’est humain, hein ! Ils ont l’habitude de ça, c’est normal…

AP – Alors comment vous faites, vous faites un peu chacun ?

Abdelkrim Benamar – Un peu chacun, oui… On est obligé de faire comme ça… Une semaine lui, trois jours lui, une semaine lui, deux jours… On essaie de tourner comme ça…

… … …

Zorha Maskri – Moi je trouve que ces jeunes, si ils ont vraiment un emploi, peut-être ils oublieront autre chose et que les cachets, et quand ils prennent les cachets, ils sont, vous passez l’après-midi, vous les trouvez, ils sont complètement dans un autre monde…

JFD – Ils ont quel âge ?

Zorha Maskri – Oh, y en a qu’ils ont vingt-cinq ans, vingt-six ans… Vous savez, y a tout un… Moi, ce qui me fait le plus peur… Moi, mes enfants, ils sont grands, mais il me reste lui encore, mais j’ai toujours peur, parce que, on a nos petits-enfants… Et y a les petits enfants qui grandissent dans la cité, qui voient, maintenant… Voyez un petit, avant, on peut parler avec un gosse de cinq, sept ans, huit ans, maintenant, vous lui parlez, un gosse, je sais qu’il est très, ils sont très violents, ils… Moi, je sais pas ce qu’ils vont devenir, ces jeunes… Ils se préparent… Parce que y a rien…

Zorha Maskri – Y a beaucoup de chômeurs… Y a beaucoup de gens qui se droguent… Y a pas de travail…

AP – Et qu’est-ce qu’on peut faire pour ça ?

Zorha Maaskri – Ça, y faut, y faut quelqu’un que… Moi, je dis, tant qu’il y a pas une truc qui s’installe vraiment pour ces jeunes, c’est dommage, parce que c’est des jeunes qui est en train de mal partir… Y en a beaucoup qui sont morts… Et le jour qu’on mettra, parce que moi, une association qui s’occupera pour ces jeunes-là, y aura plus de problèmes… Mais y a personne qui les prend en mains ! Y a rien ! Bon, on leur a donné ce RMI, euh… Moi, je suis pas d’accord pour le RMI qu’ils touchent, ces jeunes, parce que, si on leur a donné un travail en même temps, je préfère qu’ils… A la fin du mois, ils toucheront une paie, sur un travail qu’ils ont fait, au lieu de toucher cet argent, ça leur, ça leur avance à rien du tout, ça les pousse encore plus, quand ils ont de l’argent, à se droguer, et toute la journée, ils tournent dans la cité…

Michel Péraldi – Les gens sont condamnés, c’est une condamnation, hein, c’est une obligation, à faire de la promotion sociale à compte d’auteur… C’est-à-dire que ce qui a été permis à leurs pères, qui était, par le travail, une sorte de cycle d’intégration sociale et de reproduction, par le biais de l’État-Providence, etc., est aujourd’hui, de fait, compte tenu de la situation économique, interdit aux fils, interdit aux filles, et que donc ces gens-là sont en quelque sorte obligés de s’inventer leurs propres conditions de, leur propre invention de l’accès au travail, leur propre invention de l’accès à des filières d’emploi, etc.

JFD – Ben, y sont pas sortis de l’auberge…

Michel Péraldi – Y sont pas sortis de l’auberge, mais justement, y créent des auberges… Alors ça passe par le politique, ça passe par l’économique et ça passe par le culturel, ça passe par le charisme personnel, ça passe par la formation scolaire, ça passe par des tas de voies très différentes, ça passe probablement aussi par le trafic… Ça passe aussi par le deal et d’autres formes de, plus complexes et plus souterraines d’économie, et ça passe par toutes ces formes… De toutes façons, les jeunes, quand ils parlent d’emploi, ne parlent absolument plus d’emploi ouvrier, ne parlent absolument pas de rentrer dans le BTP, parlent d’emplois de type tertiaire ou supérieur ou pas, parlent de commerce, parlent d’entreprise, parlent de gestion, développent des formes très, très modernes de mise en œuvre du travail, et donc on s’aperçoit qu’on a vraiment tourné une page, hein, qui est celle de l’emploi industriel, ouvrier, tayloriste, fordien… Enfin, quelles que soient les façons dont on le dit, et que donc un cycle a été bouclé, et la page est tournée complètement ! Simplement qu’on est, on est pas encore dans des conditions sociales d’invention d’une nouvelle société, on est simplement dans une espèce de temps… intermédiaire, où les gens, pour eux-mêmes, individuellement, s’inventent leurs propres conditions d’accès au social, quoi…

Commentaire – À l’époque toute récente encore où se créaient ces petites entreprises, elles apparaissaient surtout sous forme d’associations. Il y avait au départ l’enthousiasme d’un jeune particulièrement doué, Hossine Berrada, acteur, musicien. Il s’agissait de plonger dans ce qu’on appelle la vie active comme si tout le reste était passif, et donc d’affronter les lois implacables du marché, qui ne sont pas loin de celles de la jungle. Le but suprême étant de devenir un jour assez rentable pour passer du statut d’association à celui d’entreprise d’insertion. Hossine s’est établi photographe, et ses voisins Farid et Loucif ont ouvert une agence de voyage. Au cœur des cités, même à travers le métier qu’on choisit, rêver d’en sortir aide parfois à en sortir.

JFD – Si ça marchait vous créeriez combien d’emplois ?

Hossine Berrada – Deux ! En toute honnêteté, deux ! Mais à temps plein… Deux personnes, c’est bien… C’est bien, ça fonctionne… Moi, je fais un travail artistique… Non, mais, hé ouais…

Michel Péraldi – Ce qui faut que tu fasses pas…

Hossine Berrada – Non, c’est pas ça, Michel, moi, je rêve plus, ça y est, y a un temps où j’ai rêvé, c’est bien beau, mais c’est un petit domaine, hein, c’est vraiment un petit domaine… … … Y en a qui travaillent, hein.. Y en a qui travaillent pas, y en a qui sont heureux de… Y a des gens qui sont heureux de rester là !

Michel Péraldi – Bien sûr…

Hossine Berrada – Moi, j’ai un frangin, ça fait quarante ans qu’il est là ! … Demande-lui de partir ! Y part pas… Il aime bien le bruit, y te dit… Y a des gens qui sont comme ça, Michel, c’est vrai… Et y se sent bien ici, y me dit qu’il est bien là…

Michel Péraldi – Ben bien sûr… Il pourrait partir, il pourrait se faire une villa…

Hossine Berrada – Ah, moi, je lui ai dit, pars, hein, mais lui y veut pas partir… Non, parce qu’il a une fonction, ici, y s’occupe des petits, là, au foot… C’est sa passion, lui, le ballon !

JFD – Pourquoi vous lui avez dit de partir ?

Hossine Berrada – Parce que, moi, je le sens pas bien, là… Moi je le vois, hein… Je veux dire, tous ces minots et tout, je veux dire, y faudrait qu’y parte ! Mais c’est mieux pour lui, ça fait quarante ans qu’il est là, je lui ai dit, ça va, change un peu d’air ! C’est vrai, tu vas pas t’enterrer là…

Loucif Ikhles – Les Quartiers Nord, c’est dans Marseille, quoi, je veux dire, les Quartiers Nord, c’est plus l’image qu’on avait des quartiers où les mecs se faisaient défoncer, y cassent tout, y volent tout… C’est pas vrai ! Y a pas que ça, y a des gens comme nous, je veux dire, des gens qui travaillent… Tout le monde réfléchit, dans les Quartiers Nord… Même les plus fous, y réfléchissent, je veux dire… Donc tout le monde est quelqu’un, quoi… On est quelqu’un… Donc, euh… Y faut faire avec les Quartiers Nord à Marseille, je veux dire… C’est, c’est là où y a une grosse population jeune et multiculturelle, parce que le multiculturel, y marche encore, y continue à fonctionner, on le voit encore dans les écoles, les gens se mélangent facilement, les bambins, y se mélangent facilement, y font plus de différences comme y a eu à un certain moment, donc, c’est l’avenir, moi, j’allais dire… Y a une masse de personnes, de jeunes, qui ont des potentialités incroyables… Moi je le vois encore, quand y viennent me voir, certains jeunes de dix-sept ans, y sont… Y z’ont des compétences à vendre ! On est compétents, hein, y faut nous faire confiance, on est compétents… C’est en résumé ce que je peux dire… On est bons ! Voilà… On est des gens dans la fougue, on fait des erreurs, c’est sûr, parce qu’on est jeunes, mais on travaille, quoi… On est, en quelques mots, les spécialistes du tourisme culturel et du tourisme social pour les familles en difficulté, qui pour nous, on part du principe que le tourisme c’est un droit aussi ! C’est comme un droit de vote, le droit au tourisme, c’est légitime, quoi… Tout le monde a le besoin de partir pour s’aérer, avec ses enfants ou pas ses enfants, ou tout seul, quoi…

AP – Pourquoi ça s’appelle la 7e Vague ?

Loucif Ikhles – 7e Vague, c’est par rapport au film Papillon… Quand Steve McQueen s’évade de Cayenne, y compte la septième vague, celle qui l’amène au large de Cayenne… Donc, c’est par rapport à ça, c’est dire, la première te ramène contre le mur, les six premières, elles nous ramènent contre la roche, la septième nous amène au large… Donc, on s’est dit, la septième vague, c’est celle qui doit amener les gens à l’extérieur de son quartier, à l’extérieur de son commun, et c’est aussi dans l’idée de dire, surtout, quoi, qui… Pour réussir, faut voyager, quoi…

JFD – Et vous deux, vous en êtes à laquelle de vos sept vagues ?

Loucif Ikhles – Ben, moi, j’en suis à la troisième, troisième année, quoi… Elle me ramène encore un peu contre le mur, mais j’espère que la septième vague, elle va me mener plus loin, quoi… Comme tout à l’heure je disais, hein, même si notre affaire n’existe plus, je vendrai un savoir-faire ! Des compétences acquises, des années d’expérience dans le domaine de l’animation, plus trois années dans le domaine du tourisme pur, quoi… Je veux dire, je peux monter un produit, je peux gérer une petite agence, une petite association de tourisme, je peux proposer de nouvelles initiatives, de nouvelles idées en termes de marché, quoi, en termes de produit fini, donc, là, même si je suis encore RMiste aujourd’hui, ça me dérange pas de l’être, parce que c’est mon bébé, la 7e Vague, et donc j’ai envie que, quand, qu’on me donne plus d’éléments parce qu’un enfant apporte plus aux parents qu’un parent apporte aux enfants… Malgré tous les plans-galères, ce sont les enfants qui les amènent… Donc voilà, donc j’essaie de faire grandir mon bébé, s’il grandit comme il faut, tant mieux, s’il grandit un peu trop dur, c’est à moi de redresser la barre…

Michel Péraldi – Ces cités ont été vraiment inventées à une époque de toute-puissance ingénieuriale, architecturale, etc., je crois que vraiment, y a des gens qui ont pris un très, très grand plaisir à leurs capacités, à un moment donné, de réinventer la ville, ou en tous cas, à la légitimité qu’ils se donnaient de réinventer la ville… Et donc ils ont créé ces cités comme des sortes de monuments uniques, inreproductibles, et ils les ont créées comme telles, volontairement ! Je veux dire, aujourd’hui on le voit plus, parce que notre regard sur la ville a changé, et qu’on aimerait que la ville se reproduise de l’intérieur, presque naturellement, quoi… Mais c’était pas le cas, dans les années 50-60, quand on a fait ces cités… On voulait vraiment faire des villes ailleurs, et montrer une sorte d’omnipotence et de capacité à faire la ville ailleurs… Donc le caractère, je dirais, désolé, le caractère spatialement monumental de ces cités tient à ça, tout simplement… Mais je crois que c’est une histoire qui est totalement externe à ce que les gens y vivent, à ce que les gens y ont vécu, et aux raisons pour lesquelles ils se sont installés là… Et très souvent, on s’aperçoit par exemple que dans les cités, les gens qui sont arrivés dans ces cités dans les années 60-70 habitaient dans des bidonvilles qui étaient à la place de la cité, donc je veux dire, ils ont une présence sur le quartier, les gens déploient ou tissent des réseaux de relations, tissent des réseaux d’activités, qui font la ville, sauf que c’est une ville qui se voit peu… Parce que c’est pas une ville monumentale et remarquable, c’est une ville ordinaire, qui est celle des parcours, qui est celle des habitudes, qui est celle des rencontres, des, etc.

Commentaire – Dans un quartier excentrique de cette ville ordinaire, la Cité de la Savine, s’active un groupe de jeunes animateurs sociaux issus de la communauté comorienne et fondateurs du groupe de musique rap B. Vice. Ils ont été il y a peu sous le feu d’une actualité dont ils se seraient bien passés, lorsqu’un deux colleurs d’affiches du Front National ont abattu en pleine rue un des membres du groupe. Les rappeurs de B. Vice s’occupent d’abord des enfants du quartier, avec des camps de vacances, des ateliers de danse, et le rap leur a surtout semblé un excellent moyen d’attirer et d’occuper les jeunes. Ils poussent le sens de la vertu jusqu’à ne pas garder dans leur groupe musical ceux dont les notes baissent à l’école.

Pour le reste, les temps sont durs pour tout le monde, y compris lorsque des membres d’une association semblable à la leur venus d’un quartier semblable au leur voudraient qu’ils jouent bénévolement dans un spectacle semblable aux leurs.

Mohamed M’Baé – C’est surtout par rapport aux jeunes, bon, c’est histoire de lui payer ne serait-ce qu’une cassette DAT pour ses maquettes, etc., quoi… Moi, c’est surtout ça, quoi…

Le visiteur – Mais est-ce que ponctuellement, vous pouvez pas dire, bon, c’est pour les Comoriens, on fait un geste…

Mohamed M’Baé – Je préfère que tu ailles d’abord défendre mon point de vue, enfin, le point de vue des jeunes…

La visiteuse – Et qu’on discute après !

Mohamed M’Baé – Et qu’on discute après, quoi…

Le visiteur – Si on est sincères tous les deux, voilà, si on est sincères tous les deux, y a pas de raison que nous, on n’arrive pas à trouver une certaine somme pour toi, et toi, tu vas réussir à… à faire ça pour nous… Voilà… Pour le Jour de l’An, et tout… Ha, ha, ha ! … Et encore merci…

Mohamed M’Baé – Okay…

Mohamed M’Baé – Ici, on peut pas dire que tout le monde nous voit d’un bon œil, je dirais, quoi… Parce que, bon, chez les Musulmans, chez les Comoriens, un groupe de rap, au départ, surtout au départ, on a eu toutes les difficultés du monde, parce y disaient que bon, on allait, comment dire, diaboliser leurs enfants, presque… Y a eu des discussions à la mosquée sur notre rôle dans le quartier, on nous traitait de tous les noms, etc., quoi… Parce que eux, bon, on avait des coupes de cheveux qui étaient pas réglementaires, etc., bon… Et puis ils ont vu au fil des ans le résultat, qui fait que nous avons réussi à encadrer vraiment des jeunes… Y a des jeunes qui étaient vraiment mal partis, qu’on a réussi à récupérer, donc… On a fait nos preuves, quoi, voilà…

Ahmed Moussa – Soit ils faisaient un peu pluls, ils nous faisaient un peu plus confiance, et nous donnaient notre chance, soit, bon, ils nous faisaient pas confiance et ils disaient à leurs enfants de rester dans le quartier à traîner, surtout l’été, quoi, l’été, c’est long, bon… Et c’est pas toujours évident…

AP – Qu’est-ce qu’il y a, comme communautés ? Ici ?

Ahmed Moussa – Ici, y a les Asiatiques, y a les Comoriens, y a la communauté maghrébine, tunisienne, algérienne, marocaine, y une communauté arménienne, communauté européenne, aussi, communauté, africaine, en général sénégalaise… Voilà, y a une communauté juive assez faible, quand même…

AP – Pourquoi c’est du rap ?

Mohamed M’Baé – Pourquoi c’est du rap…

Ahmed Moussa – Ça a été, au départ, ce qui était le plus facilement accessible… Pour des jeunes qui vivent dans les quartiers, hein… À partir du moment où ça nous… La musique assistée par ordinateur ne nécessitait pas, justement, une connaissance particulière en solfège… Ça aurait été beaucoup plus long si ça aurait été une autre forme de musique comme par exemple le rock, où y faut apprendre à jouer des instruments, etc., c’est beaucoup plus complexe !

Mohamed M’Baé – Aussi, c’est parce que c’est moins cher… Ça coûte presque rien, parce qu’un cours de solfège, ou quoi que ce soit, ça coûte un max, quoi, mais alors, tandis que la musique assistée par ordinateur, moi, ça va vite, au bout de un an, vous êtes formé, moi-même, à la base, je savais rien de ça, quoi, mais maintenant, j’arrive à faire des choses, des trucs pas mal, quoi…

Ahmed Moussa – Moi personnellement, je le définirai comme le Royaume Actif du Parler ! Rap, R, A, P, je l’ai défini comme ça, quoi, le Royaume Actif du Parler… Dans la mesure où c’est plus, c’est vrai, c’est plus quelque chose qu’on a tendance à dire, à parler, même dans la musique, et actif parce que ça bouge vachement, encore… On rappe pas pour rien ! On rappe parce qu’on a envie que les choses bougent et on bouge en même temps, et c’est pour ça que c’est très actif…

Mohamed M’Baé – Moi c’est surtout l’écrit qui m’intéresse dans l’affaire, quoi… Parce que ça permet à un jeune d’avoir accès à l’écrit, parce que dans les quartiers, surtout, on lit pas beaucoup, on écrit pas beaucoup, et pas du tout, même… Et là, ils ont une occasion d’exprimer ce qu’ils ressentent, par l’écrit, quoi… Et là je trouve vraiment une satisfaction, quand moi je vois un minot sur scène, qui chante sur une de mes compositions, je suis fier, quoi, je suis content, et puis je suis content que les gens applaudissent le jeune ! C’est ça, quoi… C’est ça qui me donne en fait la force d’avancer, toujours…

25 min 34 s

Même si sa cité a été construite à dix kilomètres du Vieux Port et quelle que soit son origine, un habitant des Quartiers Nord se sent d’abord Marseillais. D’ailleurs ses parents l’étaient déjà avant lui, souvent depuis trente ou quarante ans, pendant lesquels s’était tissé tout un réseau d’associations communautaires, culturelles, sportives, féminines. C’était le bon temps.

Le temps d’avant le chômage, d’avant la fuite des industries, d’avant le déclin du port, le temps où les différents ministères et organismes s’occupant de la ville pouvaient subventionner toutes ces initiatives, comme on arrose un parterre de fleurs. La citoyenneté s’épanouissait.