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Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

Le cœur a rendu l’âme

52 minutes – 1994

Dars / Papillault
15 Mar, 2011
Tapuscrit...

Françoise Hergueta – Le coeur des reptiles, pour la plupart en tous cas, ne possède que deux oreillettes et un ventricule… Le ventricule est incomplètement séparé, ce qui fait que vous avez du sang mélangé qui part dans la circulation générale, c’est-à-dire du sang qui n’est pas complètement oxygéné, comme chez les mammifères, et chez les oiseaux… Ça bat à plus de mille par… par minute. Lâche mon stéthoscope ! Lâche mon stéthoscope !… Tu me le lâches !… En général, y a une relation entre la taille de l’animal et puis le rythme cardiaque, donc plus l’animal est gros et plus son coeur bat lentement, et le coeur de ces animaux bat entre vingt-cinq et quarante battements par minute… Ce qui est quand même très lent, puisque, bon, on sait que chez l’homme, c’est soixante à soixante-dix, au repos…

Jean-François Dars – Y a une relation de cause à effet ?

Françoise Hergueta – Non, je ne pense pas… Je ne suis pas finaliste !

JFD – Qu’est-ce que ça veut dire, d’ailleurs, finaliste ?

Françoise Hergueta – Ça veut dire qu’on se prend pour Dieu !… Qu’on connaît la cause des choses, en fait…

Commentaire Si l’éléphant a le cœur lent, la girafe a le cœur long. Environ soixante centimètres, et de forme presque cylindrique, bien que formé de deux oreillettes et deux ventricules, comme chez tous les mammifères. Les finalistes en profiteraient pour prétendre que comme elle a la tête perchée à plusieurs mètres de haut, il lui fallait un cœur d’une forme spéciale pour projeter le sang jusqu’au cerveau. Les évolutionnistes rétorqueraient que c’est la forme particulière de son cœur qui lui a permis de se monter du col et de s’offrir un cerveau frais et irrigué en toutes circonstances malgré l’altitude.

Cousin de la girafe au long coeur emmanché d’un long cou, l’okapi, a lui aussi, un coeur cylindrique qui lui permettrait de projeter le sang à plusieurs mètres de haut. Mais s’étant arrêté au cours de l’évolution, il a la tête plantée bien trop bas. Échec aux finalistes.

Le travail du sang, c’est de transporter l’oxygène. Le travail du cœur, c’est de faire circuler le sang, même si les animaux très simples comme les vers marins n’ont qu’un tube qui se contracte d’un bout à l’autre du corps pour assurer la circulation. Quant à la claveline, petite bestiole marine de la famille des ascidies, son cœur est un peu un brouillon de cœur, qui n’est pas sûr d’alimenter parfaitement l’ensemble de l’organisme. Alors, pour mieux irriguer, il bat dans un sens, puis de temps en temps s’inverse et comme un tambour de machine à laver, repart dans l’autre sens.

Dr Noubar Boyadjian – C’est extraordinaire de voir, quand on cherche, combien y a des cœurs, je n’imaginais pas qu’on pouvait trouver tant de cœurs, or y en a beaucoup, mais y faut les chercher, mais enfin, j’en ai réuni beaucoup, et une partie de ces cœurs se trouve ici, ceci est le seul musée au monde du cœur… Ces deux sont assez caractéristiques, ce sont des cœurs suisses ! Les Suisses sont des gens pratiques : y a d’une part une représentation profane, et une Vierge, et d’autre part le Christ, et on portait ça… Quand on allait à l’église, on mettait ça le Christ devant, et quand on allait au bal, on mettait la Vierge devant… On appelle ça des coussins d’amour ! Ils sont tous anglais, et les marins anglais, qui faisaient de longs voyages, avaient beaucoup de temps et brodaient ces coussins dans les bateaux pour leur fiancée ou leur amie ou leur femme… Le plus rare de ma collection, c’est ce cœur-ci… C’est une Vierge napolitaine, c’est la Vierge aux Sept Douleurs, elle est d’une expressivité extraordinaire… Le Christ a dit : ‘ »Mon cœur, qui ne pense qu’au monde… » Et alors, pendant longtemps, on a occulté cela, pour diverses raisons, l’Église voulait pas qu’on parle beaucoup du cœur, parce que les moines avaient peur que le cœur, l’amour, etc., ça, ça ne les… Ça ne les amusait pas beaucoup… Et il a fallu attendre presque le XVe siècle, Sainte-Thérèse d’Avila ! C’est de là qu’est parti le culte religieux du cœur, et alors la personne qui a le plus contribué à ça, c’est Marie-Marguerite Alacoque… Elle a eu des visions ! Elle a vu le Christ, qui s’est présenté à elle, ça se passait en 1635, et elle lui a dit : « Je voudrais changer mon cœur avec le tien ! » Et c’est de là qu’est parti le culte du Sacré Cœur de Jésus et de Marie… Les Jésuites ont deviné, ça se passait donc à l’époque que la Protestatine, la Réforme, que l’image, l’impact de l’image, était un symbole important, pour faire revenir les gens au catholicisme, et ils ont fait éditer, publier, énormément de cœurs, des millions d’images de cœurs, ils exportaient ça dans le monde catholique entier, en particulier en Amérique du Sud, où… pour convertir les Indiens… Maintenant c’est l’objet qui est intéressant, c’est plus le culte, mais enfin, y a encore des gens qui croient au culte du Sacré-Cœur, j’ai rencontré un Jésuite, à Paray-le-Monial, qui enseigne le culte du Sacré-Cœur, dans des universités catholiques… J’arrive à la basilique de Paray-le-Monial, y avait pas un cœur ! J’étais très étonné et je regarde une sœur qui traversait et je dis : “ Ma sœur, comment se fait-il qu’il n’y ait pas de cœurs ? ” Elle dit : “ Notre évêque n’aime pas les cœurs, on a dû tout enlever ”… On me met dans un très joli parloir, derrière le grillage apparaît la mère supérieure… Elle dit : “ Je suis très heureuse de vous annoncer que l’évêque m’autorise à vous donner quelques cœurs ! ” C’était pas ça que je demandais, j’avais jamais osé dire “ Donnez-moi des cœurs… ” et elle m’a apporté une dizaine de cœurs, dont celui-là ! Qui était plein de messages… Mais alors, elle dit : “ Je vous les donne, mais je voudrais vous poser deux questions, avant… Un, elle dit : “ Vous êtes sûr que dans votre livre, il n’y aura pas de cœurs érotiques ? ” Je dis : “ Non, ma Mère, j’aime pas ça, vraiment, j’aime pas le cœur érotique et je mettrai pas… Y aura que des cœurs sacrés… ” Bon… Deuxième question, elle dit : “ Croyez-vous au culte du Sacré-Cœur ? ” C’était une question extrêmement… D’autant plus que je fais partie de l’université de Bruxelles, qui est une université pas très catholique… J’ai eu une seconde d’hésitation et puis un trait, pas de génie, presque, je dis : “ Mais, ma Mère, étant cardiologue, je crois en tout ce qui est cœur ! ” Ça a passé, elle m’a donné les dix cœurs et voilà un de ceux-là !

  1. P. Glotin, s.j. – Alors, sainte Marguerite-Marie est une paysanne du Charolais, n’est-ce pas, elle est née à côté de Charolles, à vingt kilomètres d’ici, dans la petite paroisse de Vérosvres… C’est une de ces paysannes comme on en rencontrait ici il y a encore quelques années, n’est-ce pas, très dure à la peine, et pleine de robuste bon sens… C’est en 1674, probablement, que elle a fait une première expérience du cœur de Jésus, en reposant sur le cœur de Jésus à la façon dont saint Jean, durant la dernière Cène, avait reposé sur la poitrine du Maître… Elle a entendu battre le cœur du Seigneur… Et elle a vu en même temps ce cœur qui avait une croix plantée… La croix est plantée dans le cœur… Alors comme toujours, n’est-ce pas, amour et souffrance ont partie liée, et Marguerite-Marie a, a su s’offrir et a su vivre une passion intérieure, elle aussi, à l’image de celui qu’elle aimait…

CommentaireAvec Sainte Marguerite Marie Alacoque, le culte du cœur de Jésus avait connu sa période embryonnaire. Le cœur est le premier organe à se former et le premier à travailler, puisque c’est lui qui nourrira l’ensemble de l’organisme. Dans un œuf de poule, avant qu’il ne se cache la tête sous l’aile et qu’il ne soit trop tard pour l’observer, il est visible dès le deuxième jour. Comparable au départ au tube contractile du ver marin, le vaisseau nourricier qui distribue le sang, se replie en « S », se crée des cloisons, se dessine en chambres séparées et devient un véritable coeur à quatre compartiments, aidé par le flux sanguin, qui sculpte le muscle un peu comme le flot d’un torrent sculpte le paysage alentour.

Dr Bernard Lévy – Plus le son que vous entendez est aigu, plus le sang va… Regardez, je vais fermer le poing… Je ferme le poing, ça va diminuer mon débit… Je me suis fait un garrot musculaire sur mon artère… Si je reste comme ça trente secondes, ensuite ma main manque d’oxygène… Je récupère, je rembourse le débit que j’ai volé en mettant un garrot… Les irrégularités que vous entendez, ce sont des extrasystoles ! C’est pas grave ! C’est mon cœur qui, tous les seize battements à peu près, fait un petit coup… Si vous n’êtes pas anxieux, c’est pas grave… Vous voyez, dès que je réfléchis, dès que je pense à autre chose, dès que je pense à quelque chose, le débit diminue… C’est classique… Et si je m’endormais, vous auriez un bruit continu… Je fais un calcul mental : 18 fois 6, 6 fois 8, 48, ça doit faire… Immédiatement, dès que vous commencez à faire travailler le cortex, ça baisse le…

JFD – Pourquoi, ça donne plus de sang au cerveau ?

Dr Bernard Lévy – Non, parce que… Bon, j’arrête le son, là, parce que là, je crois que vous en avez assez… Parce que la circulation de la main, c’est une circulation essentiellement cutanée, qui n’a rien d’indispensable, et que le moindre stimulus, la moindre excitation, vous économise du sang, qui va vers les mains ou vers la peau en général, qui ne sert pas à grand chose, sauf à faire les échanges thermiques, vers des organes qui en ont besoin, comme le cerveau, le cœur…

Commentaire – En 1929, l’Allemand Forssman osa le premier s’introduire une sonde, un cathéter, dans le cœur à partir d’une veine. Il eut si peu de succès auprès de ses confrères qu’il termina sa vie comme bûcheron. Depuis, quand se bouchent les artères particulières du coeur disposées en couronne, les coronaires, rien de plus simple que d’y passer un goupillon.

Dr Marie-Claude Morice – Ce monsieur, il a des douleurs dans la poitrine, il a de l’angine de poitrine, on appelle ça, parce qu’il a un rétrécissement serré sur une artère du cœur, sur l’artère principale du cœur… Et c’est ce rétrécissement que je vais aller traiter avec un ballonnet, dilater le rétrécissement avec une ballonnet, de façon… De façon à ce que le sang circule à nouveau normalement dans l’artère, dans les artères du cœur… Avant, on faisait des pontages !… Un pontage, c’est un court-circuit ! Hein… Pour court-circuiter ce rétrécissement qui gêne la vascularisation du cœur, on met un petit bout de tuyau, enfin, de veine, ou d’artère de préférence, maintenant, c’est avec des artères, et ça marche beaucoup mieux, entre l’aorte et l’artère coronaire après le rétrécissement… Comme ça, le rétrécissement est court-circuité… Voilà ce qu’on faisait avant… Maintenant on répare l’artère elle-même, sans opérer le patient…

Anne Papillalult – On peut éviter tous les pontages ?

Dr Marie-Claude Morice –  Non, on peut pas éviter tous les pontages… Quand l’artère est occluse, bouchée, depuis très, très longtemps, nous on n’arrive plus à passer, alors que les chirurgiens peuvent encore ponter… Mais c’est pratiquement… la seule chose qu’on puisse pas faire… Le ballonnet monte sur le guide qui sert de rail… Alors on le repère sur l’écran… On le met au niveau où y a le rétrécissement, on vérifie qu’il est sur le niveau où y a le rétrécissement… Voilà… Superbe, hein ?… Voilà la même zone, là, qui n’est plus rétrécie, alors que là, y avait ce rétrécissement important… Monsieur Grassin !

Monsieur Grassin – Oui ?

Dr Marie-Claude Morice – Ça y est, c’est dilaté, le résultat est très beau !

Monsieur Grassin – Ben, c’est formidable !…

Dr Marie-Claude Morice – Humpf !

Monsieur Grassin – Je vais pouvoir courir !

Dr Marie-Claude Morice – Vous allez pouvoir courir, bien sûr… Bien sûr ! C’est le but !

Monsieur Grassin – Ah, oui !

Dr Marie-Claude Morice –  Le rétrécissement qui était là a complètement disparu… En fait, on écrase la plaque d’athérome dans la paroi, hein…

AP – C’est quoi, la plaque d’athérome ?

Dr Marie-Claude Morice – C’est un dépôt de graisse, en gros…

JFD – Oui…

Dr Marie-Claude Morice – De graisse, de calcaire, de choses comme ça…

JFD – Traduit du grec, athérome, ça veut dire quoi ?

Dr Marie-Claude Morice – Je sais pas… Hin, hin !… J’ai pas fait grec !

Dr Noubar Boyadjian –  Dans la civilisation grecque, on a beaucoup discuté du cœur, parce que Aristote et Platon voulaient savoir où se trouvait, où localiser l’âme… Les Grecs aimaient bien localiser les choses… Et Platon disait, l’âme se trouve au niveau du cerveau, et Aristote disait, l’âme se trouve au niveau du cœur ! Et finalement, c’est Aristote qui l’a emporté, savez-vous pourquoi ? Parce qu’il dit, l’âme, c’est quelque chose de chaleureux et de chaud ! Or, le cerveau est froid, le cœur est chaud, donc l’âme doit se trouver au niveau du cœur, et depuis lors, on l’a située là… Il est évident que, avec le temps et les progrès de la science, c’est le cerveau qui l’a emporté… Mais il y en a encore qui discutent cela ! Et j’ai voulu un tout petit peu essayer de voir clair… Actuellement, on le peut peut-être un peu plus, parce que depuis une quinzaine d’années, on fait des greffes cardiaques, et quand on greffe un autre cœur chez un être, si vraiment l’âme change, on devrait voir des changements ! Or des psychologues (c’est important, ça !) ont étudié le comportement psychologique des greffés du cœur, et j’ai interrogé des psychologues belges que je connais, parce qu’on a tout de même greffé beaucoup de cœurs en Belgique, est-ce que leur psychologie a complètement changé, en d’autres termes ont-ils changé d’âme ? Eh bien, non ! Et chose amusante, j’ai été voir à Alba, Alba est une ville entre Avila et Salamanque, l’urne dans laquelle se trouve le cœur de Sainte Thérèse d’Avila ! Sainte Thérèse d’Avila a senti une flèche envoyée par Dieu, qui traversait son cœur, qui a brûlé ce cœur… Et je vais raconter peut-être quelque chose de monstrueux ici : quand on voit ce cœur, il y a, sur le ventricule gauche, une déchirure, une fente, elle est donc morte probablement d’un infarctus ! Et il est possible que cette transverbération qu’elle a eue à l’âge de trente ans était une crise d’angine de poitrine ! Je me suis beaucoup intéressé à l’électro­cardiographie, maintenant c’est devenu très banal, mais il y a cinquante ans, on faisait un électro par semaine, vous savez, dans les hôpitaux… C’était un grand appareil, il fallait mettre les mains et les pieds dans l’eau salée, enfin, c’était une aventure, et c’était très mystérieux, parce que ça décelait la musique du cœur… Quand vous voyez un électro, c’est comme une partition !

CommentaireEt l’on sait désormais déchiffrer sur un électrocardiogramme les fausses notes les plus ténues, comme celles qui provoquent des troubles du rythme. Le cœur possède son propre générateur, dans le nœud sinusal, d’où partent les ondes électriques qui entraînent et rythment la contraction. Alors que dans un muscle squelettique chaque cellule reçoit un ordre individuel d’avoir à se contracter plus ou moins, dans le coeur, toutes les cellules doivent se contracter ensemble, et au même rythme. Elle reçoivent un ordre général qui se propage de cellule en cellule comme une vague. Mais par endroits, le tissu cardiaque peut devenir fibreux et entraîner en quelque sorte des fuites de courant. L’impulsion électrique, au lieu de se propager comme une onde régulière, se retrouve alors en court-circuit. Le coeur s’affole, parce qu’il reçoit des ordres incohérents et se met à battre irrégulièrement ou frénétiquement. Dans le service du docteur Guy Fontaine, on traite les cas aigus par fulguration ou radiofréquence. Un cathéter remonte jusqu’à l’endroit fautif et une brève application efface la zone malade.

Dr Tonet – Allez-y… Une belle position anatomique… ie le mets en rythme sinusal et on voit s’il y a une oreillette… Essaye de me positionner la sonde du faisceau de His en position standard. C’est parti… Monopolaire unipolaire, HF… 3, 2, 1, partez !

Dr Fontaine –  Je commence à 5, 4, 3, 2, 1, 0 !… Voilà pour 90 secondes, 20 watts, j’augmente, 25 watts…

Dr Tonet –  Arrêt de la tachycardie d’emblée. Rythme sinusal avec un espace PR normal.

Dr Tonet –  La radiofréquence a marché, et vous êtes sans doute guéri…

Jean Jambart –  Merci…

JFD –  Vous aviez quoi ?

Jean Jambart –  Je faisais de la tachycardie… Ca faisait… quinze ans que j’en faisais… Quinze ans à être plié en deux et à… à bouffer des cachets…

AP –  Ça fait mal, la tachycardie ?

Jean Jambart –  C’est très angoissant ! Très… On a l’impression de mourir !

CommentaireDans un coeur qui bat, c’est chaque cellule qui bat. De tous côtés, le coeur est sous haute-surveillance. Comme à Orsay, où Guy Vassort varie les dosages d’hormones par rapport au calcium, sur une cellule de coeur de rat, dans le but de mieux soigner les troubles de la conductance. Ou à Grenoble, où Pierre-Simon Jouk repère à partir de coupes de tissu de coeur foetal, l’orientation des cellules, alignées s’il s’agit d’un pilier ou entrecroisées s’il s’agit d’une paroi.

À l’Institut Pasteur, chez Margaret Buckingham, on cherche à comprendre pourquoi et comment un coeur devient un coeur, plutôt qu’autre chose. Sur des souris, on essaie de déterminer les gènes responsables de la formation de certaines parties du coeur, tout au cours de son développement, de l’embryon à l’adulte. On fabrique donc des souris transgéniques, des souris à la chaîne. Ensuite, on leur injecte une sorte de colorant génique, un marqueur, qui va plus tard teinter en bleu telle ou telle partie à tel ou tel moment, et démasquer peut-être le gène qui contrôle sa formation.

À Lariboisière, on voudrait savoir pourquoi on a parfois le coeur gros, les raisons de l’hypertrophie cardiaque. Comme les cellules du cerveau, les cellules du coeur ne se renouvellent pas. Lorsqu’une cellule cardiaque meurt, pour la remplacer, ses voisines grossissent. On va donc suivre, dans un coeur de rat, la composition de la cellule pour voir comment elle se modifie en cas d’hypertrophie.

Dr Bernard Swynghedauw –  Le cœur s’hypertrophie de façon physiologique, en réaction à une maladie. La maladie, c’est la maladie artérielle, l’hypertrophie, c’est une réaction normale, physiologique, d’un cœur qui va être obligé d’éjecter, au lieu d’éjecter contre 1 joule, y va éjecter contre 2 joules ! Donc y va s’hypertrophier, exactement comme le muscle de l’athlète, qui au lieu de faire son petit marché tous les matins, va courir plus longtemps… Mais la grosse différence qu’il y a entre le cœur et le muscle squelettique, c’est que le cœur bat vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et quand vous avez un hypertension artérielle, vous l’avez jour et nuit ! Alors que l’athlète le plus entraîné va s’entraîner huit heures par jour et pas plus, donc y a une énorme différence sur ce terrain-là… C’est que le muscle squelettique de l’athlète va recouvrir, va se reposer dans l’intervalle, alors que le cœur ne se reposera pas… Et donc, initialement, l’hypertrophie cardiaque, qui est une des maladies les plus banales de la terre, est quantitativement et qualitativement adaptative… Mais cette adaptation, comme toutes les, comme l’adaptation à l’altitude, il est évident qu’on s’adapte à 6 000 mètres, on s’adapterait pas à 20 000 mètres, par exemple, parce que l’adaptation a des limites… Et parce que aussi, le processus adaptatif a des imperfections… Et l’adaptation du myocarde a des limites et des imperfections, et lorsqu’il atteint ces limites et ces imperfections, c’est l’insuffisance cardiaque, c’est-à-dire que la pompe, à ce moment-là, ne peut plus suffire, elle s’engorge… Et à ce moment-là, on a des gens qui souffrent atrocement d’œdème, d’insuffisance respiratoire, qui ne peuvent plus respirer, parce que tout leur système est engorgé…

CommentaireComme l’histoire du coeur est une histoire de souffrance, elle a longtemps été aussi une histoire de peurs et de croyances, dont la cardiologie finit par venir à bout. Et déjà se met en place un second bouleversement, celui de la génétique, qui est un peu l’écriture et, à terme, l’imprimerie du vivant. En hypertrophie cardiaque, comme ailleurs, on déchiffre, on remonte à la source, on détecte les causes génétiques des anomalies.

Ketty Schwartz –  Vous ne savez pas qui a déjà dit que on ne comprenait mieux la Nature que lorsque l’on étudiait ses aberrations… Et qui avait prévu ça… Eh bien, c’est Harvey ! Sir William Harvey ! Celui qui a découvert la circulation sanguine, à Padoue… Eh bien, il a écrit, on a retrouvé, et j’ai cette phrase que je trouve, enfin, je ne l’ai pas, je ne m’en souviens plus tout à fait de tête, mais en disant que, et il étudiait le cœur, que l’on pourrait d’autant mieux comprendre la façon dont le cœur fonctionnait à l’état normal qu’en étudiant les aberrations de la Nature ! Hé, hé, hé !

AP –  D’où l’étude de l’hypertrophie…

Ketty Schwartz –  Euh… La raison scientifique a été que nous cherchons depuis très longtemps les mécanismes moléculaires qui font que lorsque un cœur est soumis à un travail plus grand, il grossit ! Alors, comme il existe une maladie où le cœur est gros, nat… enfin, « naturellement », entre guillemets, puisque ce n’est pas naturel, mais ce qui est transmis, c’est d’avoir un gros cœur, lorsque nous avons vu que, avec les outils de la génétique, on pouvait rechercher les gènes qui étaient responsables, nous pensions de cette façon-là, nous pensons toujours, d’ailleurs, trouver des mécanismes nouveaux qui font que le cœur grossit… Pour mieux comprendre pourquoi le cœur grossit… Quels sont les gènes qui sont impliqués dedans… …

Ali Laidoun –  En fait, quand on court, on voit pas ce qui se passe autour, quoi… On arrive à un moment donné, quand on est vraiment pris et rentré dans la séance, dans sa tête on n’a qu’une chose, c’est le bip du corps, quoi… Donc on entend… En fait, on est à l’écoute de son corps, donc on entend le cœur, c’est “ Tchou, tchou, tchou, tchou, tchou… ” en permanence, quoi…

Commentaire Coureur international de 800 mètres, Ali Laïdoun a dû arrêter l’entraînement pendant plusieurs mois pour cause de tendon d’Achille. Bien entendu son coeur a pris goût à ces vacances prolongées, il renâcle. Il refuse de monter à plus de 170 ou 180 battements par minute, lui qui, en course, poussait des pointes au-delà de 210 battements. Déloger son coeur, c’est en le réhabituant à monter en régime, l’obliger à battre un peu plus vite chaque fois.

Chacun fait ce qu’il peut de son coeur, Jacques Coeur en avait même fait une raison sociale et une enseigne, avant que Charles VII, qui s’était déjà entraîné sur Jeanne d’Arc, ne se charge de le lui briser pour de bon.

… … …

Dr Joseph Baragan –  Y a quatre endroits privilégiés… Alors, un : c’est l’auscultation de la pointe du cœur, qui se situe là, juste au-dessous du sein, du sein gauche… Deuxièmement, l’auscultation de la base… Ici, c’est le foyer aortique… Ici, c’est le foyer dit pulmonaire… Vous avez l’auscultation de l’extrémité inférieure du sternum, qui est le foyer dit xyphoïdien, ce qui permet d’entendre la valve qui est entre le ventricule et l’oreillette droite, alors que celui de la pointe, c’est le foyer dit mitral, qui est celui qui permet d’ausculter préférentiellement la valve qui est entre le ventricule gauche et l’oreillette gauche… Le premier bruit, c’est le bruit du début de la contraction des deux ventricules, le gauche et le droit, le deuxième bruit, c’est le bruit de la fin de la contraction du ventricule et la fermeture des valves aortique et pulmonaire… Donc entre le premier et le deuxième bruit, c’est la période de contraction, c’est ce que nous appelons la systole, entre le deuxième bruit et le premier suivant, c’est la période de relâchement, ou de relaxation, que, ce que nous appelons la diastole… “ Toum-ta ! Toum-ta ! Toum-ta ! Toum-ta ! Toum-ta ! Toum-ta ! ” Voyez, premier bruit, deuxième bruit… Deuxième bruit, premier bruit suivant… Plus court, plus long… Alors, quand le cœur s’accélère, il le fait en général aux dépens de la période de repos, c’est pour ça que le malade souffre un peu, c’est “ Toum-ta, toum-ta, toum-ta, toum-ta, toum-ta ! ” Ainsi de suite… Quand il se ralentit, ben, il se ralentit à peu près dans les mêmes, dans les mêmes proportions… Mais l’accélération se fait aux dépens de la période de repos… Voilà… Alors maintenant… Ça, c’est quand il n’y a pas de souffle ! Quand il y a un souffle, eh bien, alors là, vous avez, mettons, entre le premier bruit et le deuxième bruit, “ Toum-ta ! Toum-fff-ta ! Toum-fff-ta ! ” Ça, c’est un souffle systolique ! Maintenant, dans… Entre le deuxième bruit et le bruit suivant, “ Toum-ta-fff ! Toum-ta-fff ! ” C’est un souffle diastolique… Et ça, c’est une insuffisance d’une valve aortique ou d’une valve pulmonaire, tandis que quand c’est dû à un rétrécissement de la valve d’amont, c’est-à-dire de la mitrale, toujours dans la diastole, vous avez “ Toum-ta-rrrr… Toum-ta-rrrr… ”

Commentaire L’irremplaçable savoir-ouïr ne s’est longtemps transmis que de coeur à oreille. Puis, pour le bonheur des étudiants en cardiologie, vint l’informatique : il y a plus de bruits cardiaques dans un CDI que dans toute une vie de pratique.

Dr Robert Khouri –  Quand vous voyez, en salle d’opération, un cœur battre… On a beau avoir cinquante ans de cardiologie derrière soi, c’est étonnant, émouvant, et ça fait peur ! Vous voyez ce… Vous voyez… Vous voyez un organe qui bouge, alors que le foie ne bouge pas, n’est-ce pas… Je ne dénie pas le rôle important du foie, non ! Mais le cœur bouge devant vous ! Et vous vous dites : “ Mais enfin ! Il ne s’arrête pas ? Il ne s’arrête pas… ” Vous imaginez un organe, un organe aussi grand que votre poing, qui a commencé à battre bien avant votre naissance et qui va vous accompagner toute votre vie, en s’accélérant, en se ralentissant, au gré de vos émotions, de vos efforts, de votre activité… Et vous n’allez lui permettre, en cinquante, soixante, soixante-dix, quatre-vingts ans d’existence, vous n’allez pas lui permettre… une ratée ! Quand il fait une ratée, on l’accuse, on dit : “ Mais, y a des extra-systoles, y faut les soigner ! ” Est-ce que ça existe, un moteur diesel, un moteur de gros camion, qui peut travailler jour et nuit pendant cinquante, soixante, soixante-dix, cent ans ! Sans avoir de ratés… Un moteur, un moteur diesel, qui est réputé indestructible, au bout d’un certain temps, il se fatigue, il, je sais pas, il faut changer les soupapes, les cylindres… Ici, rien ! Donc, le cœur est votre plus beau serviteur… Il faut faire de tout pour ne pas… Pour ne pas l’emmerder, aussi ! Par vos émotions, soyez sage.. Par votre alimentation, ne mangez pas beaucoup… Soyez gentil avec lui, faites-lui faire un exercice, de la marche… Exercez votre cœur ! Soyez gentil avec lui, il sera gentil avec vous… Mais c’est beau, un cœur qui bat…

Commentaire Et lorsqu’il ne bat plus et qu’on est roi de France, on n’est pas pour autant au bout de ses ennuis. Depuis le 13e siècle, les corps des rois étaient inhumés à la basilique Saint-Denis, et les coeurs dans une urne à l’église Saint-Paul et Saint-Louis, dans le Marais, sans parler des entrailles, qui allaient encore dans une troisième église. Ainsi, sous une triple protection, on triplait ses chances d’aller au Paradis, ce qui n’était pas du luxe. Vint la Révolution et 1793, année funeste où la Convention décida de se débarrasser des symboles abhorrés. Les corps partirent droit à la fosse commune. Par compte beaucoup de cœurs furent vendus.

Au fond d’une crypte de la basilique Saint-Denis, où reposent toujours sur des tréteaux les filles de Louis XV et quelques princes du sang, il en dort encore quelques-uns. Il y a le duc de Berry, Louis XVIII, Louis XVII, si c’est bien lui, dans du cristal. Louis XIII, bousculé par les sans-culottes, est pourtant revenu intact. Mais, pour avoir croisé le destin d’Alexandre Peau, dit Saint-Martin, peintre paysagiste persuadé qu’en broyant du coeur momifié et mélangé à de l’huile, on obtenait un excellent glacis rouge-brun, qu’on appelait de la « mummie », ce qui reste de Louis XIV est en miettes. A la Restauration, les fonds de tiroir furent prudemment rendus à Louis XVIII. Et Louis XIV contribue par sa royale substance à donner un lustre incomparable à l’oeuvre la plus célèbre de Saint-Martin,: « Boeufs traversant le ruisseau ». Quoique « Pont sur la Seine » ne soit pas non plus dénué de mérite ni de Louis XIV. Le coeur charrie presque autant de fantasmes que de sang.

Dr Philippe Gorny –  Galien disait que le sang était amené aux organes par les veines, que dans les artères, ben, il circulait de l’air, hein, d’où le mot « artère », et que le sang, finalement, le grand distributeur du sang, c’était le foie… Regardez les Égyptiens, qui avaient l’habitude d’éviscérer les morts pour les momifier… Eh bien, ils connaissaient parfaitement le corps humain, parce que le seul organe qui était laissé à l’intérieur de la carcasse restante, c’était le coeur… Mais ils connaissaient parfaitement, normalement l’anatomie, ils la voyaient, et pourtant, ils ont décrit une anatomie fausse… Parce que ils croyaient autre chose… Donc on a parfois beau voir, si l’on croit autre chose, on va interpréter mal ! Et la grande, la grande révolution de la Renaissance, sur le plan de la pensée, c’est qu’on va enfin se donner les moyens de voir juste ! On va voir simplement ce qui est ! Et avant Harvey, on voit rarement ce qui est ! On voit ce que l’on croit ! William Harvey arrive à un moment où déjà les choses commencent à changer, vous avez des philosophes comme Descartes qui veulent faire triompher la raison, qui pensent que tout ce que l’on décrète, toute hypothèse doit être vérifiée par l’expérience… Et c’est ce que Harvey va faire, pour la circulation du sang… Il va montrer qu’il y a une petite circulation, c’est-à-dire que du coeur droit, par l’artère pulmonaire, le sang est évacué vers les poumons, où il est oxygéné, il revient dans le coeur gauche, le coeur gauche, avec l’oreillette gauche et le ventricule gauche, envoie ce sang dans l’aorte, et l’aorte, avec toutes ses branches, ce sont les artères, qui apportent le nutriment essentiel de l’organisme aux organes… Voilà… Et tout ça fonctionne en circuit fermé, le foie n’est pas l’organe distributeur, c’est le coeur, qui est une pompe, et qui est un rythme en deux temps, etc. Bref, c’est la circulation que l’on connaît aujourd’hui, il va apporter des démonstrations à tout ce qu’il énonce, des expériences sur les animaux, des observations cliniques, tout est parfaitement logique, et il va publier le tout, parce que ça se dit finalement très simplement, dans un petit livre de soixante-douze pages, publié à Francfort en 1628, et qui d’un coup va mettre à mal quinze siècles de galiénisme… Donc soixante-douze pages pour effacer mille cinq cents ans d’inepties… Et pour être l’embryon, la naissance, le début de la médecine moderne…

JFD –  A part ça, il avait compris le rôle du sang ?

Dr Philippe Gorny – Alors, je pense qu’il avait compris que le sang était indispensable comme nutriment, mais il n’avait pas, il n’avait pas pu faire de la chimie du sang… Euh, on parlait encore au temps d’Harvey, même pour ceux qui admettaient la circulation, on parlait encore des « esprits » que le sang véhiculait ! Les « esprits » étant les nutriments de l’âme, intellectuels et autres qui nous étaient hérités de Galien et de l’Antiquité… Donc, on continuait à parler d’ »esprits », et l’homme qui va finalement changer le mot « esprit », qui va matérialiser le mot « esprit » en un autre mot qui est le mot « oxygène », c’est Lavoisier…

CommentaireEt bien que Lavoisier ait perdu la tête au motif resté célèbre que la République n’avait pas besoin de savants, le temps se mettait tout de même à l’intelligence. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert détaille une expérience prouvant que ce n’est pas l’âme qui pousse le coeur à battre, mais bien une source d’énergie qui lui est propre. Il était temps, d’autant que l’irrationnel a la peau dure : Voltaire dort content, le coeur aux pieds, dans le salon d’honneur de la Bibliothèque Nationale. Bougainville, qui fit le tour du monde au nom du siècle des Lumières, fit quand même inhumer son coeur aux pieds de son épouse, alors que son corps est au Panthéon ; où la Nation reconnaissante a tenu aussi à exposer le coeur de Gambetta dans une urne. Ce n’est pas de gaieté de coeur que le coeur a rendu l’âme, sous le regard lucide de ceux qui ont osé le regarder en face et le voir pour ce qu’il est, une pompe, dont les valves, ces clapets qui empêchent le sang de refouler, ont l’élégance d’une aile d’oiseau, une pompe parfaite, mais enfin, rien qu’une pompe, que le coeur artificiel se prépare à reproduire. Il évitera les transplantations, qui ont quand même besoin du coeur des uns pour refaire le bonheur des autres.

Pr Alain Carpentier – Dès que j’ai fait quelque chose, j’essaie de trouver quelque chose pour le détruire ! Alors par exemple, j’ai dans mon passé inventé une valve artificielle, et peu de temps après, j’ai développé toute une chirurgie reconstructrice pour éviter de l’utiliser ! Là, c’est la même chose, je travaille depuis très longtemps sur le cœur artificiel, et j’essaie de trouver quelque chose pour essayer de l’éviter… Alors la cardiomyoplastie, c’est ça !… Vous avez un muscle, hein, y faut que ce soit un muscle qui est suffisamment grand, ce muscle, c’est un muscle qu’on prend dans le dos, qui s’appelle le muscle grand dorsal, et ce muscle on va l’enrouler autour du cœur, vous voyez, comme ceci, ici, et on va faire en sorte, en le stimulant électriquement, qu’il se contracte au même moment que la contraction cardiaque. Vous pouvez stimuler électriquement ce muscle, on savait le faire, on peut le stimuler en même temps que le cœur, on savait le faire, mais quand on disait au muscle : “ Y faut que tu te contractes soixante-dix fois par minute ”, c’est-à-dire la même fréquence que le cœur, eh bien le muscle, au bout de quelques heures, disait : “ Moi, j’en peux plus, j’ai la crampe, j’arrête de fonctionner ! ” Et c’est là ma contribution, c’est que, avec mes collaborateurs, le docteur Chachques et Pierre Grandjean, un électronicien, j’ai pu, avec eux, leur proposer d’entraîner le muscle par des courants électriques particuliers avant son utilisation ! Alors pendant deux mois, on fait des courants magiques, pour faire en sorte d’entraîner le muscle, au lieu de lui surprendre, le surprendre tout de suite en lui disant : “ Tu vas travailler et te contracter à soixante-dix par minutes ”, on prépare les choses, on l’entraîne pendant deux mois…

AP –  Avant qu’il soit autour du cœur ?

Alain Carpentier –  Avant qu’y soit autour du cœur, et une fois qu’il est prêt, on le met, on le met autour du cœur… Et le plus extraordinaire, c’est qu’au bout de deux mois de ce traitement préparatoire, en quelque sorte, ce muscle peut se contracter, à soixante-dix, quatre-vingt-dix fois par minute, sans fatigue du tout…

JFD –  Et l’acide lactique, qu’est-ce qu’il devient, là-dedans ?

Alain Carpentier –  Eh ben l’acide lactique, bonne question, en fait le muscle s’est complètement transformé, a adopté un autre métabolisme, un métabolisme tout à fait différent, et quand on fait des études très précises de la myosine du muscle, eh bien on voit qu’elle ressemble maintenant à la myosine du cœur… Donc c’est plus qu’une opération chirurgicale, c’est une opération biologique, on réussit, par des courants appropriés, à transformer le message génique, le message du gène, qui fabrique de la myosine de type cardiaque, infatigable, à la place de la myosine de type musculaire, qui était fatigable…

Pr Alain Deloche –  Dire qu’on a mis des siècles à comprendre le fonctionnement du cœur, c’est-à-dire au fond le fonctionnement de la circulation… Une partie de la circulation revient au cœur, c’est le sang bleu, c’est le réseau des veines, et à ce moment-là, ce sang est capté, est projeté dans les poumons pour y être oxygéné, ce sang revient des poumons rouge, oxygéné, passe à travers une oreillette, qui est, qui est même phénoménale, comme système, c’est un stockage, dans l’oreillette, et on passe dans le ventricule gauche, avant que ce sang ne soit projeté dans la majestueuse aorte ! Qui distribue alors le sang dans tout le corps… Y a une coordination parfaite entre l’oreillette qui reçoit le sang, et qui se contracte pour projeter ce sang dans le ventricule, avant que le ventricule ne se contracte, donc vous avez ceci, qui est un fonctionnement parfait !… Pour moi, c’est aussi beau que du Bach ! C’est-à-dire que je crois que, si on examine bien une valve mitrale, on peut croire en Dieu… C’est-à-dire que je plaisante sans plaisanter… Y a un moment où le divin arrive, c’est-à-dire que, quand on écoute une suite de Bach, je crois qu’on arrive à la perfection… Je crois que quelqu’un a dit : “ C’est Bach qui me fait croire en Dieu… ” Parce que si y a eu Bach, y a forcément Dieu !… Eh bien, je crois que la mitrale, c’est la même chose… Moi qui ne suis pas très religieux, y a là un mystère, parce que faut me dire qui a créé la valve mitrale !… Alors, si vous n’aimez pas le Bach, prenez autre chose !… On est ébahi, si on réfléchit que son cœur bat, il suffit de fermer les yeux et de dire : “ Mon cœur bat… ” Et si y bat pas… Voilà… Et donc on véhicule quelque chose de très terrifiant ! De très terrifiant, un peu comme le cerveau… Moi j’ai vu des tas de malades, on leur dit qu’on les opère du foie, ou de la rate, ou des reins, on n’a pas du tout l’impression que l’on déclenche quand on dit qu’on va vous ouvrir le cœur… Alors là, vous sentez qu’il y a une inquiétude profonde, une angoisse… C’est parce que l’organe est sacré ! Comme les Incas… Je crois que y a eu un premier cap très important, qui au eu lieu en 1942, qui est le premier doigt dans le cœur ! C’était pour ouvrir une soupape complètement rétrécie, ce qu’on appelle le rétrécissement mitral… Donc Bailey a mis son doigt dans le cœur et il a élargi, à force l’orifice rétréci… Et ça, c’est un geste d’une brutalité extrême, mais d’une efficacité extrême… Moi, je ne sais pas si je serais capable de faire cela, personnellement… Je ne me sens pas capable de mettre à la place de Bailey le doigt dans le cœur, comme ça, et affronter des échecs, surtout… Surtout, ce qui est… Ils étaient persuadés d’avoir raison !… Et l’année incroyable, c’est 1968 ! C’est l’année de la première greffe cardiaque ! 1968, aussi, c’est la date du premier pontage aorto-coronarien ! Et 1968, c’est également, ici, à l’hôpital Broussais, la première intervention de réparation de la valve mitrale, faite par monsieur Carpentier, dans ce bloc opératoire que vous voyez, donc c’est assez émouvant…

JFD –  Qu’est-ce qu’il a, cet enfant ?

Pr Alain Carpentier –  Il a une malformation, il a une malformation valvulaire très, très complexe, une malformation d’une valve cardiaque… C’est une des choses les plus complexes de la chirurgie cardiaque, actuellement… Ca s’appelle un canal atrio-ventriculaire, mais avec une forme particulièrement complexe… Un canal atrio-ventriculaire complet, avec une association de sténose pulmonaire…

JFD –  Qu’est-ce que vous allez tenter de lui faire ?

Pr Alain Carpentier –  Alors on va tenter de lui réparer, de lui cloisonner le cœur, parce que cette maladie comporte une communication entre le cœur droit et le cœur gauche, et on va tenter de lui réparer sa valve, qui fuit énormément, et aussi le débarrasser d’une sténose pulmonaire… Donc ça va être une opération assez longue et compliquée… Mais qu’on va tenter de faire réparatrice, pour éviter de lui mettre des valves artificielles, hein… Parce que à cet âge-là… Quel âge il a ? Quinze mois !.. Ça va ?… Bon, alors ! Sur ces radios, là, il a un cœur qui pratiquement occupe la totalité de la cavité… Faudrait que vous les regardiez, parce que ça, c’est tellement impressionnant… Le cœur, qui normalement, n’est-ce pas, occupe à peu un cinquième à un sixième de la cavité thoracique, là, arrive à occuper les trois-quarts de la cavité thoracique… Y a plus de place pour les poumons, vous voyez, tellement le cœur est volumineux… … … Bon alors, on va préparer la cardioplégie et vous allez faire “ ON ” dès que possible.

Assistant –  C’est bon pour la cardioplégie…

Pr Alain Carpentier –  Tenez ça… Y a pas à proprement parler de prolapsus, hein, c’est plutôt du type 3 partout… Bon, allez, cardioplégie en route !… J’aime pas beaucoup, moi, tous ces retours… Aspirez sur l’aorte ! Aspirez sur l’aorte !

Assistant –  Aspire l’aorte…

Pr Alain Carpentier –  Déclampage… Et cardioplégie en route… Voilà ici les deux ventricules… Voilà ici la cloison interventriculaire…

Assistant –  Pouls perdu !

Pr Alain Carpentier –  Voilà les deux oreillettes… Les deux ventricules… Et c’est une malformation de tout ça, vous voyez… Alors normalement, vous avez la valve tricuspide qui est ici, la valve mitrale qui est ici, la cloison qui monte ici, là elle est interrompue, donc y a une communication interventriculaire, une communi­cation interauriculaire et des valves qui fuient… Et puis y a un fragment de valve commun, qui appartient à la tricuspide et à la mitrale, qui est comme ça… Y passe en pont au-dessus… D’où une communication interventriculaire, une communication interauriculaire… Et même dans ce cas précis, la communication interauriculaire est double, puisque vous avez un pont musculaire avec un ostium secundum ici, ostium primum, C.I.V., insuffisance mitrale, insuffisance tricuspide, plus sténose pulmonaire ! Voilà ! Allons-y !… Alors, prenez vos écarteurs et… Y faut se battre !… Donnez-moi de la glace, s’il vous plaît… Pince à péricarde… Compresse… Pince à disséquer Fakir… Ne bougez pas ! Ne bougez pas !

CommentairePour opérer à coeur ouvert, il a d’abord fallu dériver la circulation et l’oxygénation du sang en CEC, ou circulation extracorporelle puis refroidir le muscle, l’engourdir pour qu’il cesse de battre. Comme le sang, qui ne peut pas tout comprendre, coagule dès qu’il rencontre un matériau artificiel, on répare le cœur le plus possible avec ses propres tissus. Son enveloppe, le péricarde, découpé, recousu, va devenir valve ou cloison. Puis ce cœur qui battait de l’aile se réveillera, systole comme un poing qui se ferme, diastole comme un poing qui s’ouvre, ignorant à jamais de ce qu’il a fallu d’intelligence pour préserver ses émotions.

JFD – Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

Alain Carpentier –  Eh ben, je lui ai donc réparé… Euh, cloisonné ses deux ventricules, qui étaient complètement communicants l’un avec l’autre, cloisonné ses deux oreillettes qui étaient communicantes l’une avec l’autre, réparé sa valve tricuspide, réparé sa valve mitrale, et réparé sa valve pulmonaire qui était également malade… Donc ça a fait beaucoup de choses, voyez, une opération chez un petit bébé comme ça de treize mois, qui a duré… trois heures, hein… Pas tout à fait trois heures…

52min 42 s

Entre symbolique et médecine, de systole en diastole, le cœur oscille entre tabous et connaissances. D’abord, on y mit l’âme, et pour longtemps. En conséquence, on lui interdit de véhiculer le sang : pas assez noble. Mais vint Harvey, qui y vit une pompe et rien qu’une pompe. Et lentement, on cessa de mettre dans des urnes les cœurs des grands hommes et des rois très chrétiens, on lui fit rendre l’âme et on se se mit à l’explorer, à l’écouter, à remonter avec un cathéter jusqu’à l’intérieur de ses oreillettes et de ses ventricules pour le soigner ou le calmer, à suivre à la trace sa transformation de simple tube contractile en muscle à quatre cavités, à démonter la logique de ses gènes, à le refroidir, l’ouvrir, le resculpter, réparant à la pointe du bistouri l’ultime forteresse des croyances assiégées par l’intelligence.