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Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

Que serions-nous sans nos miroirs ?

52 minutes – 1993

Tapuscrit...

Maître Tajan – Neuf mille ! … Cinq cents… Neuf mille cinq cents !… Pas devant, pas au fond… ? J’adjuge à neuf mille cinq cents… Neuf mille cinq cents !

Commentaire – Il est des passe-temps qui finissent par lasser, comme d’accumuler par passion et par centaines, et surtout pour leur dos, les plus splendides miroirs anciens. Un jour la collection d’énigmatiques objets au regard sans mémoire sera dispersée au feu des enchères finissant de brûler la face désormais aveugle de disques de métal où se sont penchés des regards égyptiens, étrusques, romains ou grecs, des regards de Chine ou du Japon, des regards de femmes ou de devins. Ils ont été voilés, retournés, cassés, enterrés, scrutés, et surtout assidument astiqués. Vous qui chaque jour vous mirez dans une feuille de verre argenté, sachez que vos lointains ancêtres ne se contemplaient que dans des miroirs en bronze poli. On n’y voyait pas grand-chose, ce qui permettait d’y voir ce qu’on voulait.

Maître Tajan – Quinze mille… Seize mille… Dix-sept mille… Dix-huit mille !… Dix-neuf mille !… Vingt mille !… Vingt-et-un mille !… Vingt-deux mille !… Vingt-trois mille !… Vingt-quatre mille !… Vingt-cinq mille !… Vingt-six mille !… Vingt-six mille, j’adjuge ?

Commentaire – Les prix s’envolent et les miroirs avec. Ceux des façades des immeubles-miroirs sortent en trois-huit des chaînes des miroiteries industrielles.

Le chef d’atelier de Saint-Gobain – Alors là, on est au moment où on va fabriquer le miroir… Où on va déposer une couche d’argent pour faire l’effet-miroir…

Commentaire – Les miroirs ont longtemps coûté les yeux de la tête. Saint-Simon, pourtant difficile à étonner, cite avec ébahissement la comtesse de Fiesque, qui a réussi une belle opération : « J’avais une méchante terre qui ne me rapportait guère que du blé, je l’ai vendue et j’ai eu ce beau miroir… »

Et lorsque Louis XIV éprouva l’urgence de doter Versailles d’une Galerie des Glaces digne de sa splendeur, personne en France n’était capable de fabriquer des miroirs d’une taille suffisante. Colbert fut donc prié, comme d’habitude, de créer une Manufacture Royale, dans le faubourg Saint-Antoine, qui s’établit ensuite là où abondait le bois nécessaire aux fours : en forêt de Saint-Gobain. Au début, il y eut surtout des problèmes de personnel, car, pour décourager les transfuges, les Vénitiens, seuls détenteurs du secret de fabrication, avaient le mauvais goût de punir de mort quiconque révélait son savoir à l’étranger. Maintenant, on pourrait bien vendre la mèche, mais il est trop tard : même à Venise, les copies de pièces historiques se font à l’ancienne, certes, mais à partir de verre industriel.

Jean-François Dars – Questo è argento ?

Signor d’Alpaos – Si ! Nitrato d’argento ! Poi rimane solo una pellicina d’argento !

Commentaire – Le travail des miroirs à la main ne se rencontre plus guère qu’en astronomie, pour le polissage. Un bon télescope, c’est d’abord deux bons miroirs, un primaire pour collecter la lumière, un secondaire pour la renvoyer dans l’oculaire par où on fait les observations. Dans les miroirs de tous les jours, la couche d’argent est déposée derrière le verre, mais en astronomie elle est déposée devant, en surface. Il faut donc que le verre soit parfaitement poli.

Commentaire – Et rien ne remplace le geste auguste du polisseur, qui des jours, des nuits, des semaines durant, travaille au toucher, jusqu’à ce que la mire de Foucault lui révèle qu’il a enfin atteint au disque idéal.

Un astronome amateur – On voit la forme apparente du miroir… Avec tous les défauts qu’il a… Il a en plus beaucoup, là, mais c’est pas encore bon…

Jean-Pierre Verdet – Le premier télescope à miroir reconnu, célèbre, comme la lunette de 1609, de Galilée, c’est le miroir de, c’est le télescope à miroir de Newton !

JFD – Pourquoi il fallait un téléscope à miroir?

Jean-Pierre Verdet – Ah, le miroir, pour une… une raison essentielle, et une seule à l’époque, l’aberration chromatique ! C’est qu’une lentille a autant de foyers que de couleurs, c’est-à-dire que l’image bleue ne se fait pas au même endroit que l’image rouge, ni que la jaune, ni que la verte ; puisque ça passe par la réfraction, et que la réfraction dépend de la longueur d’onde, alors que la réflexion est indépendante de la longueur d’onde ! Donc, ça supprimait une des deux grandes aberrations des débuts de l’optique astronomique, l’aberr… ce qu’on appelle l’aberration chromatique… Il ne restait plus que l’aberration de sphéricité !

Roland Leblondet – 1864, donc vous voyez, il a 130 ans ! De type Newton, le plus grand du monde, à miroir en verre argenté… Ce télescope a été construit par le fameux Léon Foucault, qui fit la célèbre expérience du pendule au Panthéon et inventa le gyroscope, le sélénostat, le sidérostat…

AP – C’est quelle épaisseur ?

Roland Leblondet – Oh ben, vous allez le voir, c’est quelques centimètres…

AP – Et c’est en quoi ?

Roland Leblondet – En verre ! Il était dans l’Observatoire de Marseille ! Mais le ciel de Marseille, il est devenu comme les cieux de toutes les grandes villes, bon, y a l’éclairage, y a la pollution de l’air et ce sont pas les meilleurs sites, on peut juste faire de l’astronomie de position. Alors Foucault l’avait installé sur des coussins d’air, et quand il était pas satisfait de l’image, il soufflait ! Ou il aspi… enfin, ou il laissait partir l’air dans ses coussins, de façon, y faisait de la compensation comme on fait, comme on va faire sur le VLT !

Commentaire – Il a fallu construire une usine toute neuve pour polir les miroirs du VLT, ou Very Large Telescope. Les astronomes européens voulaient un télescope de 16 mètres, mais personne ne sait encore fabriquer un miroir de 16 mètres de diamètre. On peut arriver au même résultat en couplant 4 miroirs de 8,20 mètres. Toutes proportions gardées, avec leurs 25 tonnes chacun et leur épaisseur de 17,5 centimètres, ils sont aussi minces et aussi déformables qu’une feuille de papier. Ils reposeront donc, et cela s’appelle de l’optique active, sur une forêt de vérins, l’équivalent informatisé des coussins gonflables de Foucault, destinés à leur donner à tout moment la courbure idéale.

Avant même de naître, le VLT aura énormément voyagé. Chaque miroir doit être coulé en Allemagne, près de Mayence, venir en France par la mer du Nord, remonter la Seine au-delà de Paris en péniche, se faire polir pendant environ deux ans, avant de traverser l’océan pour être enfin installé au sommet d’une montagne chilienne. D’où l’intérêt d’une répétition générale : et voilà pourquoi, près de Ballainvilliers, on polit amoureusement un grand miroir en béton, même dimensions et même poids, fidèle réplique des miroirs véritables, qui refroidissent lentement en Allemagne.

Les astronomes ont tendance à baptiser miroir à peu près toute surface plus ou moins continue susceptible de réfléchir une onde. Les alignements de cornettes, les champs de perches à houblon, les barres de HLM de grande banlieue de la station de radioastronomie de Nançay sont donc des miroirs. Un miroir, c’est un peu comme un filet de pêche, selon que vous serez sardine ou thon, vous ne serez pas arrêté par les mêmes mailles.

Alfred Vidal-Madjar – On voit bien que quand je suis dans les télescopes de très grande longueur d’onde, du domaine radio, par exemple, la longueur d’onde des photons ou la longueur d’onde de la lumière est tellement grande que même un simple grillage aussi grossier que ceux-là va arriver à arrêter les photons. Et donc un simple grillage sert de miroir et ça marche tout à fait bien. Plus on va des longueurs d’onde longues vers les longueurs d’onde courtes, plus on tombe dans des difficultés nouvelles ou différentes, quant à l’utilisation d’un miroir… Quand on est sur la mer, vous avez déjà vu de la houle, sur la mer… Quand j’ai la houle sur la mer et qui arrive, mettons, sur un poteau planté au milieu de la mer, on voit que la houle continue et la présence du poteau est totalement indifférente à la houle qui continue… Si au lieu d’avoir un simple poteau, j’ai un petit mur de, mettons, un mètre de large, et j’ai une énorme houle qui arrive dessus, on voit encore que la houle va passer au-delà de cet obstacle… Sans le voir… Par contre, si je commence à faire ce mur de plus en plus large et imaginons que ce mur fasse… vingt, trente mètres de large, alors que la houle fait à peu près vingt ou trente mètres de long, on voit que là, il va y avoir un obstacle réel, où la vague va se répercuter et repartir… Et donc on va fabriquer cette espèce de phénomène de réflexion dont on a besoin. Alors la longueur d’onde de la houle, c’est celle de la lumière, quand j’ai une longueur d’onde très grande, je peux avoir des obstacles très écartés, en fait ils suffisent, comme des murs, comme ça, de ci, de là, mais tellement larges qu’ils arrivent à arrêter cette houle qui va repartir, et réfléchissent… Maintenant, si je prends des vagues beaucoup plus courtes, elle va arriver à passer entre les trous, donc il va falloir que je rapproche mes murs, que je les rende de plus en plus opaques à cette longueur d’onde, donc on rétrécit le grillage, et puis on imagine bien que, il va falloir le rétrécir jusqu’à être tellement serré qu’on devient… comme les atomes d’un corps, pratiquement… Comme grillage…

Extrait du film Orphée de Jean Cocteau – Voulez-vous fermer vos portes ? – Quelles portes ? – Le miroir ! Vous ne comprenez jamais ce qu’on vous dit… Le miroir et la trappe !

Commentaire – Mais le grand ennemi de l’astronome, c’est l’air, l’air qui déforme les images et les fait danser comme des mirages à la surface d’une route surchauffée. Si les étoiles ont l’air de scintiller, alors qu’en vérité elles brillent fixement, c’est à cause des turbulences atmosphériques. Pour y voir clair, il suffit de corriger l’image grâce à un petit miroir souple, qui, pour compenser les effets des turbulences, se déforme cent fois par seconde. Cela s’appelle de l’optique adaptative et c’est plus facile à dire qu’à faire.

L’autre solution est d’envoyer un télescope dans l’espace, là où il n’y a plus de turbulences. Mais c’est encore plus compliqué et on risque des malheurs comme ceux du Space Telescope de Hubble, dont on s’est aperçu, un peu tard, qu’il était myope comme une taupe, au point qu’une navette va devoir lui apporter des lunettes.

Un conducteur de métro – Le miroir, ouais, y joue le même rôle que les caméras, hein… Y faut vraiment s’arrêter pile devant le miroir… Parce qu’il a quand même une certaine orientation, le miroir… Et y suffit qu’on s’arrête un peu avant ou un peu après… Pour être obligé de choper le bon angle…

Commentaire – Quand on ne connaissait pas encore le moyen de faire bouger les images, on patientait en les déformant de toutes les manières possibles. C’était déjà de l’illusion d’optique et, au XVIIe siècle, les anamorphoses faisaient fureur. Une forme étirée en guimauve et illisible prenait vie dès qu’elle se reflétait dans un miroir cylindrique. A la même époque, un Jésuite allemand, le père Kircher, encyclopédiste avant la lettre, décrivit un ancêtre du praxinoscope et les premières lanternes magiques, le tout consigné dans d’épais volumes.

Jean-Claude Carrière – Celui que je voudrais vous montrer aujourd’hui, c’est celui-ci… Où on dit que se trouve l’invention du cinéma… Ca s’appelle l’Ars Magna Lucis et Umbræ, c’est-à-dire le Grand Art de la Lumière et de l’Ombre… La lumière réfléchie par un miroir tombe sur l’image et le miroir, vous voyez, il est incliné, le miroir, il réfléchit à la fois, c’est un effet un peu compliqué, c’est d’ailleurs exactement le même système que je vais vous expliquer tout à l’heure, le miroir réfléchit à la fois la lumière et l’image… Je peux vous indiquer, si vous voulez, puisque j’y ai fait une allusion, comment se pratique au cinéma un trucage très simple, qui est le trucage du miroir… Je prends « Le retour de Martin Guerre », où à la fin, Gérard Depardieu a été brûlé… Alors on fait comme ceci, je vous le dessine en coupe : dans un coin du décor, et là c’est, on fait un bûcher… Dans lequel l’acteur va être brûlé… On établit en face le bûcher, dans un certain angle, un très grand miroir, comme ceci… Dans lequel, exactement comme dans le dessin de Kircher que nous avons vu tout à l’heure, le feu se reflète, et le feu remplit le miroir, le faisant disparaître… Ensuite on met le comédien, en l’occurrence c’était Gérard Depardieu, ici, devant le miroir, de telle sorte qu’il paraît totalement absorbé par le feu qui brûle ici… On met devant lui quelques petites flammèches, pour renforcer l’illusion, quant à la caméra, on la met bien entendu ici ! C’est-à-dire qu’elle filme non pas la réalité, mais le reflet de cette réalité. Elle filme à la fois la première rangée de feu ici, l’acteur qui ne risque rien, puisqu’il est devant un miroir, et le miroir devant lequel se reflète le feu, qui est ici… Un miroir n’est pas un écran ! Si on prend le cas du cinéma, par exemple, on voit que si je me regarde dans un miroir, je me vois, mais je me vois à l’envers ! Hein, c’est-à-dire, je ne me vois pas tel que je suis, je vois ma droite à ma gauche, etc. C’est croisé…Tandis que sur un écran, si on me filme, je me verrai exactement comme je suis, je me verrai dans le bon ordre des choses. Donc l’écran a rétabli, d’une certaine manière, l’équilibre brisé par le miroir… C’est pour ça que le miroir reste très trouble, à cause de cette image, qui est constamment contraire : c’est nous, mais c’est le contraire de nous… Et c’est pour ça, je crois, que le miroir est un objet beaucoup plus métaphysique qu’un écran, c’est le reflet supérieur à la réalité, et inséparable d’elle, ça me rappelle beaucoup Peter Schlehmil, par exemple, et l’homme qui a perdu son ombre, il y a quelque chose de… Imaginez qu’un jour, et c’est le cas, vous le savez, des vampires, dans le cinéma fantastique, imaginez qu’un jour vous prenez un miroir, vous vous regardez, et vous n’êtes pas dedans ! C’est le plus grand trouble que l’esprit pourrait imaginer… Ça veut dire que bien que vous vous sentiez vivant, vous tenez un objet solide entre vos mains, vous regardez dedans, vous n’y êtes pas… Diable !

Un shipchandler – Ça, c’est un miroir qui est destiné pour les gens qui sont en détresse ! Évidemment, y a un impératif, c’est que comme c’est un miroir, il faut que les secours arrivent du côté du soleil ! Sinon, dans le dos, on peut pas viser… Ce miroir à un petit trou au centre ! Et par ce petit trou au centre, quand on le porte à l’œil, à ce moment-là, il rejette à l’horizon un point rouge, qui est le reflet de l’éclat du miroir… Donc y suffit de se mettre face au soleil, de le porter en face de son œil, de regarder où se trouve le petit point rouge près de soi, et ensuite d’amener le petit point rouge en face les secours qui arrivent pour leur envoyer l’éclat ! Dans la pratique, moi qui navigue toute l’année, je peux vous dire que c’est complètement inutilisable… Y vaut mieux pas compter là-dessus pour sauver sa vie… Aujourd’hui, le soleil arrive par ici… Si les secours arrivent par ma droite, je pourrai jamais arriver à leur envoyer quoi que ce soit comme reflet ! Donc c’est valable sur un très faible angle…

Commentaire – Un miroir sans soleil, et tout est dépeuplé. Ce qui est également valable pour les miroirs ardents, célèbres depuis qu’Archimède en aurait utilisé pour mettre le feu à la flotte romaine devant Syracuse. Buffon s’était fabriqué de grands miroirs incendiaires pour refaire l’expérience, au Jardin des Plantes. N’ayant pas de flotte romaine, il a quand même fait frondre du métal. Depuis, les miroirs se sont découvert de nouvelles vocations, dont la mesure du temps et la navigation interplanétaire.

Christian Veillet – Alors là, ce qu’on voit, c’est un des réflecteurs qui a été posé sur la Lune… Y va y avoir trois réflexions successives, sur une face, ça va partir à l’intérieur sur une autre face, à l’intérieur encore sur une troisième face, et ça va ressortir dans la direction dans laquelle la lumière est arrivée, sur le coin de cube… Ce qui fait un petit peu rêver, c’est quand on regarde la Lune, d’imaginer qu’il y a, posés, quatre petits panneaux de réflecteurs, donc des petits miroirs qui sont là-haut et qui nous permettent de travailler, ils ont été posés il y a plus de vingt ans, enfin il y a une vingtaine d’années, ils sont toujours là, puisqu’y a personne, y a pas d’air, y a pas de poussière, y a rien sur la Lune, donc y sont toujours utilisables, et… C’est vraiment une mesure de temps ! C’est avec de la lumière qu’on mesure le temps, parce qu’en fait y a rien qui voyage plus vite que la lumière, donc c’est une mesure que l’on peut vraiment bien utiliser pour passer de la distance au temps, ou du temps à la distance… Le départ qu’est notre télescope, l’arrivée sur la Lune qu’est notre miroir et le retour qui se fait sur le télescope, ce sont trois points qui bougent, dans le temps. Donc ce n’est pas une distance que l’on mesure, puisque la lumière n’arrive pas là-haut au même moment que celui où elle est partie d’ici, elle revient, tout a bougé quand elle revient… On met deux secondes et demie, pour pour faire l’aller-retour… Donc en fait, ce n’est pas une vraie distance, c’est ce que les astronomes appellent une aberration !

Jean-Pierre Verdet – C’est ce rêve aussi de mettre un… de se dire que s’il y avait un miroir sur une étoile très lointaine… J’avais calculé, je crois, que c’est… Oh, je sais plus si c’est Mira Ceti… Enfin, y a une étoile très célèbre qui est à la bonne distance pour y voir l’assassinat d’Henri IV… S’il y avait un miroir dessus et qu’on le pointe aujourd’hui avec un télescope ! On verrait les événements du passé, bien évidemment ! Avec le temps d’aller et retour du message ! Donc j’avais trouvé une étoile qui était à la bonne distance pour qu’on voie Ravaillac courir dans les rues de Paris et y chercher Henri IV, parce qu’il en avait ras-le-bol de la poule au pot ! … « Vous avez pas vu… M’sieur Henri IV ? »…

Alain Perret – Nous, on va utiliser le… un miroir dans l’espace, pour propulser un satellite autour de la Terre, en fait y aura plusieurs satellites, et on va faire une course, c’est le premier qui arrivera à la Lune… L’effet physique qu’on veut utiliser, c’est la propulsion photonique, c’est-à-dire le choc des photons sur une surface, qui exerce une pression sur cette surface et donc fait se déplacer l’objet… Bon, dans l’espace, y a pas de frottement, même une infime poussée fait déplacer l’objet, fait modifier une orbite, et c’est le principe qu’on veut utiliser… Y faut un miroir parce que ça permet d’orienter la poussée… Quand une surface reçoit des photons, y a une pression qui s’exerce… Mais comme le miroir renvoie les photons dans une direction symétrique, la poussée qui s’exerce va être perpendiculaire au miroir… Et donc en orientant le miroir, on oriente la direction de la poussée… Et ça permet de naviguer… Alors le miroir, il faut que ce soit très grand et très léger, pour que l’accélération soit forte… La taille, c’est de l’ordre d’un terrain de football, quelques, quelques milliers de mètres carrés… Et la matière, alors, c’est une matière très fine, c’est un plastique aluminisé, tendu sur des mâts ! Le film de plastique, c’est un support, hein, c’est un support à l’aluminisation, à la couche réfléchissante ! En fait, ce qui nous intéresse, c’est uniquement la partie réfléchissante ! En théorie, le film plastique, c’est plutôt une gêne, ça pèse, ça pèse lourd… Bon, on en a besoin au moins au début, parce qu’il faut bien supporter la partie réfléchissante, mais en théorie, si on pouvait l’éliminer, c’est-à-dire si on avait une surface suffisamment calme, enfin, une structure suffisamment calme pour que, simplement la partie aluminisée soit tendue comme ça, et puis si on pouvait faire disparaître le film plastique, ça serait en théorie parfait… On aurait le concept de miroir, simplement, sans avoir le poids du support ! Bon, c’est pas possible encore, mais y a des gens qui en rêvent !

Gérard Rumèbe – Ceux qui sont fascinés par le miroir, ce sont les physiciens ! Si nous existons, c’est grâce à des violations de symétrie, dont la violation de symétrie miroir, dont la violation de parité a fait partie intégrante, à l’origine ! Si tel n’avait pas été le cas, si n’avaient pas existé ces brisures de, enfin, ces violations de symétrie, eh bien, matière et antimatière auraient vraisem­bla­blement été créées en quantités égales et lors du refroidissement, se seraient annihilées d’une manière parfaite, ce qui fait que notre Univers se serait plus rempli à l’heure actuelle que du résultat de cette annihilation, c’est-à-dire uniquement de rayonnement électromagnétique, photons gamma, rayonnement lumineux, etc., mais ne comporterait pas la moindre trace de matière… Il se trouve que pour un milliard de photons qui se baladent dans l’espace, il y a une particule de matière, y a donc un résidu d’un milliardième, un déséquilibre d’un milliardième, nous sommes ce déséquilibre et tout l’univers que nous avons sous les yeux est ce déséquilibre, et d’où vient ce milliardième, vraisemblablement de brisures de symétrie et de violations de symétrie qui ont pris place au moment du Big Bang…

AP– Y a personne ici qui sait pourquoi ça s’appelle Le Miroir ?

La dame du Miroir – Je peux pas vous dire, moi, non, parce que, il a certainement toujours existé, le Miroir… Et je vois pas qui vous pourriez contacter, non, je vois pas du tout !

JFD – Y a pas un curé ?

La dame du Miroir – Oh ben ! Il habite pas le Miroir !

Boris Cyrulnik – Il y a une histoire naturelle du miroir, mais le reflet et l’image, c’est déjà pas tout à fait la même chose et un animal qui va boire perçoit son reflet dans le miroir de la flaque d’eau, et pourtant il entre dans le miroir, puisqu’il ose boire la flaque d’eau… On peut aussi étudier comment les animaux se comportent face à notre miroir technique, à notre objet manufacturé… Et là, on se rend compte que dans le vivant, à un niveau très simple de l’organisation du vivant, les comportements des animaux ne sont déjà plus les mêmes face au miroir ou face à un congénère. C’est-à-dire que face à un congénère, moi coq de bruyère, je vois un congénère, donc je m’oriente vers lui, et le congénère coq de bruyère va devoir synchroniser, harmoniser ses comportements aux miens… Donc si je gonfle mes plumes et si j’écarte mes ailes, lui il va devoir prendre une attitude correspondante de façon à ce qu’on puisse coexister, être ensemble, se coordonner pour une action commune… Donc ça, c’est l’autre dans le vivant. Or dans le miroir, c’est pas ça du tout qui se passe. C’est-à-dire que moi coq de bruyère, si je gonfle mes plumes et si j’écarte mes ailes, le gars en face de moi va faire exactement la même chose ! Alors je vais me soumettre, je vais entrer mes plumes et dégonfler, le gars en face de moi va faire exactement la même chose, alors je vais me considérer comme dominant, donc je ne vais pas pouvoir me synchroniser ou plutôt, je ne vais pas pouvoir m’harmoniser avec le gars en face de moi dans le miroir. Donc, il va y avoir une désorganisation de mon comportement, et moi coq de bruyère, je vais faire une panique anxieuse, puisque je ne vais plus pouvoir coexister, vivre avec celui qui est en face de moi… Alors si on monte dans le vivant, on se rend compte que déjà, quand le système nerveux devient un peu plus compliqué, les comportements face au miroir changent de forme. Par exemple, les mammifères, les chiens, face au miroir, sont vivement attirés, parce que dans un monde de chiens, rien n’est plus stimulant qu’un autre chien. Alors que moi, chien, j’ai beau adorer ma maîtresse, je suis quand même vivement intéressé par un autre chien. Parce que le chien porte sur lui des informations d’odeurs, de couleurs, une forme sensorielle qui me stimule, beaucoup plus que ma maîtresse adorée. Donc quand moi caniche je perçois un énorme danois, je me représente dans mon monde de chien que c’est un chien, donc c’est un signifiant biologique bien plus intéressant que ma maîtresse que j’aime beaucoup, j’y suis très attaché, mais ce n’est qu’un homme, si on peut dire… Donc si on met face au miroir ce chien-là, il va être vivement attiré par le miroir, puisque c’est un signifiant biologique parmi les plus stimulants de son monde de chien.. Et là, encore, impossibilité de se synchroniser, de s’harmoniser avec le chien dans le miroir, donc trouble du comportement, il va coucher les oreilles, ou les dresser, il va éviter le regard, s’orienter, puis freiner, partir en arrière, et il ne va pas pouvoir avoir un comportement cohérent face à l’autre… Puis on monte dans le vivant et on arrive aux singes, qui eux ont un système nerveux beaucoup plus compliqué, bien avant la parole, bien en-deça de la parole, il y a déjà, le système nerveux permet déjà une décontex­tualisation de l’information. On met le singe face au miroir, et là, comportement pittoresque, moi macaque rhésus, je vois un singe, je m’oriente vers le singe en face de moi, et c’est un autre que je crois percevoir dans le miroir, et pourtant cet autre est déjà étrange, c’est pas un autre comme les autres. Donc je m’oriente vers le macaque et je me soumets pour le séduire. Donc je me tourne et j’expose mon arrière-train. Et puis je regarde un peu sur le côté et je vois que le gars en face de moi expose son arrière-train ! Alors je me dis, je vais le dominer ! Alors je me redresse, et l’autre en face domine… Crise d’angoisse, crise de colère, le macaque se mord, s’auto-agresse, secoue, impossibilité de se coordonner, crise d’agression, crise de violence, parce que le rituel qui permet l’interaction n’est plus possible face au miroir, l’autre dans le miroir, l’autre macaque dans le miroir, c’est pas un autre comme les autres, c’est un autre étrange… Alors quand on arrive à l’humanité, là on se rend compte qu’il n’y a pas de stade du miroir, comme le disait l’ami Lacan, mais qu’il y a un développement, une histoire face au miroir et cette histoire commence chez les bébés et continue chez les âgés. Le bébé dans le miroir, même raisonnement que pour les animaux, c’est-à-dire que dans un monde de bébés, dès les premiers mois, dès les premières semaines, on voit que rien ne stimule plus un bébé qu’un autre bébé dans le miroir, et que dès qu’il est face au miroir, il se met à jubiler, il a des cris, il a une émotion, une expression des émotions intense, bien plus intense que lorsqu’il perçoit sa mère… Plus on vieillit, plus le plaisir s’éteint. La première souffrance face au miroir apparaît avec les pré-adolescents. À ce stade-là du développement psychologique, alors là, on n’est plus dans la biologie, on est dans l’idée de soi, on est dans l’image, alors que jusqu’à maintenant, on était dans le reflet… Donc là, on change de registre… On passe dans l’image de soi, la représentation… Vers l’adolescence, changement de comportement du jeune face au miroir, il commence à se déplaire face au miroir… « J’ai un nez trop grand… » Alors y se mettent à s’observer, « mes cheveux sont pas comme je voudrais, le profil, le dos… » Et là, la déception commence… C’est-à-dire que ce que je perçois dans le miroir, désormais, c’est le réel ! L’image que j’avais de moi, je croyais que, personnellement je croyais que j’avais un petit nez et que j’étais chevelu, et le miroir me rend compte d’un réel, c’est que je vois bien, c’est le miroir qui devient réel, et qui me renvoie un reflet où je n’ai pas de cheveux, alors que dans l’image que je me faisais de moi, j’étais chevelu…

Commentaire – Tous les quinze jours, depuis trente-cinq ans, à une heure du matin, Monsieur Frigo, aidé de son fils, se rend au Grand Café, à Moulins. À l’alcali dilué et à la peau de chamois, il fait les glaces.

Jean Frigo – Faut pas regarder la glace, parce que, surtout quand on est en haut, on aurait tendance à, des fois, à perdre l’équilibre, hein, parce que, au début que j’ai commencé, je regardais la glace, et… J’avais presque la tête qui me tournait ! Et après, je me suis rendu compte qu’y fallait pas que je regarde vraiment le fond de la glace, que je me regarde, pour bien dire… Je regarde simplement la surface de la glace, comme ça, où je frotte, c’est tout, mais je me regarde pas dedans, parce que, on se voit bouger, et alors là, on risque d’avoir la tête qui tourne, hein, parce que on voit l’échelle qui, qui bouge un petit peu… L’équilibre, des fois…

AP – Qu’est-ce qu’y a, là, posé ? Qu’est-ce que c’est, là, le truc-là ?

Jean Frigo – C’est une tête d’ail !

AP – D’où ça vient ?

Monsieur Frigo père – C’est une tête d’ail, alors je sais pas à quoi ça sert, les gars m’ont dit, « Faut pas l’enlever, faut la laisser dessus, alors… » Les gars qui ont installé l’appareil, là… Parce que forcément, moi je me trouvais là pour faire les glaces, et y m’ont dit, « Voyez, y a une tête d’ail, là-bas dessus, M’sieur Frigo… – Ben oui !… – Alors, » y me dit, « surtout faut pas l’enlever, hein, ou si vous la faites tomber par mégarde, remettez-la dessus… »

JFD – Ils ne vous ont pas dit si c’est par rapport aux miroirs ?

Jean Frigo – Beuh, non ! Non, oh ben non… Vous savez, depuis le temps que je fais les glaces, moi, on a jamais eu personne qui a dit, « Faut mettre une tête d’ail au-dessus de la porte ! » Hi, hi, hi ! Non, je sais pas ! Peut-être que pour eux ça a une signification, je crois pas que ça a un rapport avec l’appareil, de toutes façons, parce que… J’ai jamais vu employer une tête d’ail sur de l’électricité, moi ! Hi ! hi ! hi !

Extrait du film La Dame de Shanghai, d’Orson Welles – I knew I’d find you two together! (…) – You’ve been  drinking!

Jean-Pierre Vernant – Tout le problème, pour Persée, c’est de savoir comment il sera possible de tuer la Gorgone sans croiser son regard. Si un regard humain croise le regard de la Mort, il n’y a plus de regard humain… Il disparaît, il est anéanti. Il faut qu’il l’aborde au moment où elle dort. Mais c’est pas suffisant, parce que, elle dort mais, elle peut se réveiller au moment où il va lui couper la tête et c’est fini ! Il faut donc qu’il lui coupe la tête sans risquer de croiser son regard… Très souvent, dans les images, il regarde de l’autre côté. Et à partir d’un certain moment, je crois que c’est le milieu ou la fin du Ve siècle, apparaît une réponse à ce problème, qui est le miroir… Athéna est là, avec son bouclier poli comme un miroir, Athéna est à-côté de Persée, et au lieu qu’il regarde la Gorgone Méduse, Persée regarde sur le miroir que constitue le bouclier, cette tête, et par conséquent, la force destructrice de ce regard est anéantie à travers le reflet. L’œil de Méduse fonctionne comme une sorte de miroir, où quand on se regarde, on devient soi-même cette tête de Mort, c’est-à-dire on est transformé à travers le miroir en ce qu’on deviendra lorsque on sera une tête, comme disent les Grecs, « vêtue de nuit » ! Au lieu d’être nimbée de lumière… Tout le problème, comment est-ce qu’on peut… faire voir… ce qui échappe à toute vision, ce qui vous détruit si on le voit, est d’une certaine façon présent dans le travail des peintres à travers cette, cette façon d’introduire au Ve siècle le miroir comme solution du problème de la légende de Persée… Y a donc un jeu très compliqué qui montre que dans le miroir, à la fois on a une image qui peut être considérée comme affaiblie, comme obscure, Schya, une ombre, ça n’est pas vous, c’est simplement votre apparence plus ou moins obscurcie, et en même temps, dans le même miroir, y a l’idée que ce qu’on aperçoit, c’est une espèce d’ouverture vers l’au-delà, c’est quelque chose qui peut vous révéler à vous-même ! D’autant plus que, si on réfléchit au contexte qui est celui de la culture grecque, le miroir, pour les femmes mais aussi pour les hommes d’une certaine façon, est la seule manière de se connaître soi-même ! Tout le monde connaît ce texte de Platon où Socrate se demande comment est-ce qu’on peut se connaître soi-même, et où y répond que pour se connaître, y faut regarder l’œil de quelqu’un d’autre et que dans cet œil, ce qu’on voit, c’est sa propre image… Mais ça veut dire que, pour le Grec, se connaître, ça n’est pas rentrer en soi-même par introspection, pour essayer de se découvrir de l’intérieur, se connaître, c’est, à travers le regard que les autres portent sur soi, à travers le croisement de regards, essayer en même temps de comprendre et l’autre et soi dans leur rapport… Et en ce sens, le miroir va occuper une espèce de position stratégique par rapport à la connaissance de soi ! La seule façon de « me connaître », c’est de me regarder dédoublé, objectivé, posé en face de moi comme un autre moi-même ! Et de se regarder là-dedans ! Alors y va y avoir toute une problématique que d’une certaine façon déjà le mythe de Persée indiquait, mais qui sera beaucoup plus fort, je crois, à la fois dans le mythe de Narcisse, où Narcisse, comme vous le savez, regarde son reflet dans l’eau… Narcisse a fait en quelque sorte le serment de ne jamais succomber à l’attraction amoureuse, la nymphe Écho essaie de l’attirer dans les, dans le filet de l’amour, y refuse, mais quand il voit, quoi ? Lui-même en tant qu’autre, dans le reflet de la fontaine, alors il s’éprend de ce reflet sans savoir que c’est lui-même… Et tout le problème est là ! C’est que je ne peux me connaître que d’une certaine façon en me projetant comme un autre ! Alors il y a le mythe de Narcisse, et il y aura ensuite le mythe de Dionysos, à savoir que Dionysos est un dieu enfant, les Titans, qui sont ses ennemis, pour des raisons, je laisse de côté, l’attirent, avec un certain nombre de jouets ! Un certain nombre de jouets, une poupée articulée, une toupie, si vous voulez, et un miroir ! Et l’enfant prend ce miroir, se regarde dans le miroir, et c’est parce qu’il est fasciné, par quoi ? Par cette espèce d’enfant qui est en face de lui, qui est lui-même, mais qui n’est déjà pas lui-même, qui est un reflet de lui-même, que les Titans se précipitent sur lui, le coupent en morceaux, le coupent en rondelles, le mettent à cuire et le dévorent, sauf le cœur, qui sera finalement le moyen de le ressusciter ! Et alors, à partir de cette histoire, de ce jeune enfant divin, qui représente d’une certaine façon, qui va représenter au terme de l’histoire la totalité de l’Univers, l’Univers revenu à l’unité primordiale, ce petit enfant se regarde dans le miroir, il se dédouble, il s’objective, et c’est à partir de cela que s’engage un processus à travers lequel ce qui était d’abord un et complet va se fragmenter, va se diviser, et que le monde va se constituer dans sa multiplicité et dans ses apparences disparates ! Toutes ces histoires-là montrent bien que des problèmes qui pour nous sont encore des problèmes vitaux, le rapport de soi à l’autre, le rapport de l’un et du multiple, le rapport du réel et de son apparence, de ce qui est vrai et de ce qui est simplement un reflet du vrai, tous ces problèmes, d’une certaine façon, sans être posés en termes philosophiques, sont présents, chez les Grecs…

Commentaire – À Venise, on distribue des miroirs pour mieux détailler les adorations des plafonds de Tiepolo, qui de son côté n’avait eu qu’à se baisser pour voir danser à la surface des canaux les modèles de ses jupons mystiques. De toutes façons, miroirs de vertu ou miroirs de sagesse, la peinture sacrée a toujours fait ample consommation de miroirs, excellents pour l’allégorie, témoin Nicolas Froment et sa Vierge au Buisson Ardent.

La gardienne de la cathédrale d’Aix – Voilà, la partie centrale représente Moïse qui aperçoit Dieu dans un buisson en feu… L’enfant tient dans sa main un miroir, où se reflète le visage de la Vierge et de l’enfant… Ca, c’est pour dire que nous ne voyons jamais les choses de face, mais toujours par un reflet…

Commentaire – Les miroirs voient tout et ne retiennent rien, à part la contemplation ravie et comme prise dans les glaces de la Licorne du Musée de Cluny, et les légions de toiles inspirées par La Toilette de Vénus ou La Coquette. Dans Le Prêteur et sa femme, de Quentin Metsys, comme dans Les Ménines de Velázquez, la clé du tableau est dans le miroir. Le héros du Salon de Musique de Satyajit Ray, prend la mesure du temps passé à l’épaisseur de la couche de poussière sur son miroir. Car les miroirs ne savent pas mentir, la Reine marâtre de Blanche-Neige en sait quelque chose. De même que les personnages de John Le Carré, pour qui l’ennemi d’en face n’est que le reflet à peine grimaçant de ce que nous ne voulons pas voir que nous sommes devenus. Borgès, dans l’Histoire de l’Infamie, fait dire à un vieux texte hérétique persan peut-être inventé, que la paternité et les miroirs sont également abominables, puisqu’ils tendent à multiplier le nombre des humains. Mais le seul auteur, où, comme pour les Ménines, il faille en passer par le miroir, c’est Lewis Carroll, bien sûr. Alice, revenue des merveilles, s’en va à la rencontre de la plus étrange des réalités, celle d’en face.

Jean Gattegno – On a une anecdote, qui a été… Qui est peut-être fausse, mais c’est pas grave, elle est aussi belle que si elle était vraie, d’une des petites filles que Carroll avait connues, au moment où il composait De l’autre côté du Miroir, et qui explique que quand elle avait sept-huit ans, elle habitait dans la maison voisine de celle où Carroll prenait ses vacances, et qu’un jour Carroll l’a appelée, l’a amenée dans, dans un salon, l’a mise devant une glace, devant un miroir, lui a donné une orange et lui a dit : « Regarde-toi dans la glace… » Et il a ajouté : « Qu’est-ce que tu vois ? » Elle dit : « Je vois, je me vois en train de tenir une orange… » -« Dans quelle main tiens-tu l’orange ? » dit Carroll… Alors l’autre, je vais vous lire le, le petit passage… Eh bien, me dit-il en me donnant une orange, dis-moi d’abord dans quelle main tu la tiens… La droite, répondis-je… Et maintenant, me dit-il, va te placer devant ce miroir et dis-moi dans quelle main le tient la petite fille que tu y vois… Après avoir regardé un moment, un peu perplexe, je dis : la main gauche ! Exactement, me répondit-il… Et comment expliques-tu cela ? Je ne savais comment l’expliquer, et comprenant qu’il attendait une solution, je risquai celle-ci : si j’étais de l’autre côté du miroir, est-ce que l’orange ne serait pas toujours dans ma main droite ? Je me rappelle encore son rire : Bravo, petite Alice, me dit-il, c’est la meilleure réponse que j’aie reçue à ce jour… Donc, en plus, la petite fille s’appelait Alice… Si je cite cette intervention carrollienne, c’est parce qu’en fait, il y a chez lui le désir réel de montrer qu’on n’est pas du tout dans l’absurde, qu’on n’est pas du tout dans l’illogisme, mais qu’on est dans une situation de décalage ! Une fausse symétrie, une fausse inversion, mais quelque chose qui est entre les deux, puisque on doit savoir que en réalité, ce que l’on voit n’est pas exactement ce que l’on croit que l’on est en train de voir… Alors… C’est là qu’on débouche sur de l’absurde, au sens où on l’entend aujourd’hui, mais je crois que considérer le miroir comme quelque chose de transparent, c’est impossible, comme quelque chose qui se contente de renverser, c’est aussi faux ! Ce n’est pas le monde à l’envers… Hein… C’est un autre monde qui, si on le regardait dans une position différente, vous apparaîtrait comme le vrai, et non pas un monde à l’envers…

Jean-Michel Folon – Un miroir, ça réfléchit. Et ça, c’est un des mystères de la photographie, c’est que dès qu’il y a transposition libre, ou pas libre, de la réalité, on se méfie, en photographie… Il faut surtout qu’on ne sente pas le photographe ! Finalement, c’est comme… La Partie de Campagne, de Renoir, c’est magnifique, parce que… C’est là qu’on se rend compte de son génie, c’est qu’on ne pense pas une seconde à lui pendant le film… Et le film est tellement juste… Je dis ça parce qu’Henri Cartier-Bresson était l’assistant, donc tout ça se tient… Le regard sur la vie est tellement juste que… ce qui nous intéresse, c’est la vie ! Parce que ce qui l’intéressait, ce qui les intéressait eux, c’était d’abord la vie… Et ensuite, ils nous, ils nous donnent la vie, à voir, par le miroir du cinéma… Et ce n’est qu’en sortant de la salle qu’on se dit, mais qui a fait ça ? C’est Renoir… Donc… L’artiste s’efface devant la réalité, tout à fait… Et comme les grands peintres, je veux dire, comme Cézanne, après tout… C’est Balthus qui… On regardait une petite peinture de Cézanne… Et Balthus ne disait rien, et puis à un moment il a dit : « Il a réussi à être ordinaire… » Moi qui trouvais ça extraordinaire, cette peinture de Cézanne ! Et on a reparlé de ça plus tard, y me dit : « Tu comprends, Van Gogh, par exemple, Van Gogh, il a pas réussi à être ordinaire… Peut-être qu’il est extraordinaire, mais on s’en fout… Parce que l’important, c’est pas d’être extraordinaire, l’important, c’est d’être ordinaire…  » Et quand tu vois un Van Gogh, tu vois d’abord Van Gogh dans sa peinture, avant de voir la réalité, parce que tu vois toutes ses touches et toute cette espèce de folie palpable… Ou entretenue, on n’en sait rien… Enfin, ce qu’il était… Et au fond, il s’interpose entre… Entre nous et la réalité qu’y montre… Tandis que Cézanne, non ! Cézanne, on voit d’abord la Sainte Victoire ! Au fond… Avant de voir Cézanne… Et c’est comme Renoir… On voit, on est devant le tableau et on se dit, mais… Mais qui a vu si juste ? Et évidemment, il est marqué Paul Cézanne… Et qui a vu si juste ? Évidemment, il est pas marqué Jean Renoir, mais presque, on peut s’informer… Et qui a vu si juste, et c’est Henri Cartier-Bresson, et c’est pas marqué non plus… Alors, y a tous ces… tous ces gens qui ont peut-être compris qu’après tout, peut-être les plus grands de tous, cinéastes ou peintres, c’est peut-être ceux qui ont considéré après tout que… le support était un miroir, puisque… ils nous rendent la réalité ! Enfin, ils nous rendent… Comme si elle nous appartenait ! Ils nous proposent… Ils nous aident à mieux voir ! Ils nous aident à mieux voir…

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Quoi de commun entre un collectionneur de bronzes antiques, un laveur de façades, un astronome, un conducteur de métro, le révérend père Athanase Kircher et Jean-Claude Carrière, le Palais des Glaces de La Dame de Shangaï, le rajah du Salon de Musique, un navigateur naufragé, les coureurs à la voile Terre-Lune, un coq de bruyère, un caniche, un macaque rhésus, Persée, Narcisse et Jean-Pierre Vernant, Tiepolo, Alice revenue des merveilles et Jean Gattegno, Cézanne, Renoir et Jean-Michel Folon ? Rien, sinon qu’un miroir rend à un moment donné leur regard plus acéré, leurs connaissances plus complexes, leur vie plus longue, plus compliquée ou plus belle et leurs rêves plus éveillés.