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par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

AU PIED DU MUR / THE POLYGONAL WALLO

Trois siècles d’histoire de Delphes à travers les actes d’affranchissement d’esclaves.

Three centuries of Delphi history in manumission records.

Dominique Mulliez
6 Août, 2011
Tapuscrit...

Dominique Mulliez – C’est en 200 très exactement, avant notre ère, qu’on a commencé à graver sur les murs du sanctuaire d’Apollon et en particulier sur le grand mur polygonal, les actes d’affranchissement delphiques, qui représentent l’ensemble documentaire le plus important que nous connaissions à Delphes, et peut-être même dans l’ensemble du monde grec. C’est un ensemble en effet de près de 1 300 textes, qui constituent des contrats, puisque l’affranchissement à Delphes prend la forme d’un contrat de vente, comme s’il s’agissait d’une propriété, d’une terre, d’une maison ou d’un animal. Alors ce contrat, comment se déroule-t-il, eh bien, il mentionne d’abord la date, le nom des contractants, l’objet de la vente, c’est-à-dire l’esclave, dont on précise le sexe, l’origine, parfois l’âge, parfois la profession, on fixe ensuite le prix, le montant de la transaction, on définit le nouveau statut de l’esclave, on fixe les clauses de garantie, et le contrat se termine par la liste des témoins.

L’esclave n’ayant pas de capacité juridique, c’est ce qu’on appelle proprement une non-personne, ne peut pas passer un contrat, qui est un, qui est un document de nature juridique. Donc le subterfuge qui a été imaginé à Delphes consiste à confier à Apollon le soin d’acheter l’esclave. Évidemment, c’est l’esclave qui paie, l’esclave peut, par l’exercice d’une profession ou par, pour services rendus, accumuler progressivement un pécule, et c’est ce qui va lui permettre de payer sa liberté. Au terme de la procédure, néanmoins, on peut dire que c’est Apollon qui est juridiquement propriétaire de l’esclave, l’esclave lui ayant l’usufruit de sa liberté.

Sur ce schéma très simple et très général, vont venir se greffer un certain nombre de clauses qui vont donner leurs particularités à chacun des contrats et parmi ces clauses, celle de la paramona, qui va se développer en particulier à partir du premier siècle avant notre ère, et qui impose à l’esclave de demeurer auprès et au service de son maître, jusqu’à la mort de ce dernier. Et cette clause de paramona va elle-même se durcir, à partir de la fin du premier siècle avant notre ère et durant tout le premier siècle de notre ère, puisque l’on va imposer à l’esclave de fournir aux descendants du maître des enfants qui ont passé le cap de la mortalité infantile, et qui vont renouveler la force de production. Et c’est à travers cette disposition que l’on comprend parfaitement que l’affranchissement, sauf cas exceptionnels, n’est pas une mesure philanthropique, mais le meilleur moyen d’entretenir et de soutenir le système esclavagiste.

L’inscription des actes d’affranchissement, en particulier sur le mur polygonal, avait une valeur juridique. Pour qu’un acte de vente soit réputé parfait dans l’Antiquité, il fallait que soient réunies deux conditions. La première était qu’il y ait eu effectivement le versement de l’argent. Et c’est le versement de la somme inscrite au contrat qui assurait le transfert de propriété. Mais ensuite il fallait que ce transfert de propriété fût opposable au tiers. Et c’est la publicité qui est donnée à l’acte qui le rend opposable au tiers, et la forme de cette publicité, c’est l’inscription sur un mur de façon pérenne.

Ces contrats sont aussi très intéressants, parce que dans le principe, ils n’engagent que le destin d’un individu, celui de cet esclave qui va tout à coup devenir libre, moyennant paiement. Donc à ce titre, on peut dire que, véritablement, dans l’Antiquité, la liberté a un prix. Mais ce qui va faire la force de cette documentation, ce ne sont pas les actes considérés isolément, individuellement, c’est leur mise en série. Parce qu’on se trouve dans cette situation paradoxale que ces contrats privés, qui concernent la partie de la population finalement la plus méprisée, la plus décriée, va servir de base pour écrire toute l’histoire de trois siècles de la cité de Delphes. Toute la chronologie de Delphes, en effet, se fonde, pour la période qui court de 200 avant notre ère jusqu’à la fin du premier siècle de notre ère, toute la chronologie de Delphes est fondée sur cette documentation des actes d’affranchissement d’esclaves.

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Transcript...

Dominique Mulliez – In 200 BC precisely, were first engraved on Apollo’s sanctuary walls, especially on the great polygonal wall, the Delphic manumission records, which make up the largest collection of texts we know of in Delphi, and possibly in the entire Hellenic world. It consists of nearly 1300 documents, representing contracts, because emancipation in Delphi took the form of a sales contract, as if it were property, land, a house or an animal.
So, what does a contract contain? First comes a record of the date, the name of the parties, the object of the sale, that is the slave, with details of gender, origin, sometimes age and profession; then the price is fixed, the transaction value, the slave’s new status is defined, guarantee clauses are set out and the contract ends with a list of witnesses.

A slave having no legal capacity was literally a non-person, unable to draw a contract, which is a legal document. So the trick used in Delphi was to entrust Apollo with the purchase of the slave. Obviously, it was the slave who paid. A slave could, with a job, or in return for services, gradually build up savings, which would enable him to pay for his freedom. At the end of the procedure, it can be said that Apollo is the slave’s legal owner, the slave enjoying the benefit of freedom.

This very simple and general format saw the addition of a number of clauses. Among these clauses is paramone, increasingly in use from the first century BC, which imposes on the slave a duty to remain in service to his master until the latter dies. This paramone clause becomes even more stringent from the end of the first century BC and during the first century AD, with slaves having to provide master’s descendants with any children who survived infancy, thus ensuring a renewal of labour. This mechanism is a clear indication that emancipation, far from being philanthropic in nature, is the best way to perpetuate and support slavery.

The inscription of manumission documents, especially on the polygonal wall had legal value. For a sale to be deemed valid in Antiquity, two conditions had to be met. The first was that payment had actually been made. Payment of the sum recorded in the contract ensured transfer of property. But transfer of property also had to be binding on third parties. Advertising the transaction made it binding on third parties, and advertising took the form of a permanent inscription on the wall.

These contracts are also very interesting because, in theory, they only affect the fate of one individual, that of a slave who suddenly becomes free, against payment. We can truly say that, in Antiquity, freedom has a price. But the real value of the documents is not in the individual transactions taken singly, but their mass production. We are in the paradoxical situation where private contracts, relating to the most despised elements of the population, form the basis for recording three centuries of the city of Delphi’s history. The whole of Delphi’s timeline, for the period from 200 BC to 100 AD, is in fact based on manumission records.

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Helléniste, professeur des universités et directeur de l’École française d’Athènes, Dominique Mulliez a mené à bien sur trente ans l’étude systématique des actes d’affranchissement d’esclaves, dont une moitié gravée sur le mur polygonal soutenant la terrasse du temple d’Apollon Pythien à Delphes. — Un éclairage impitoyable sur une logique économique qui permettait au système esclavagiste de se perpétuer.

A Hellenist, university professor and Director of the French School at Athens, Dominique Mulliez has undertaken the systematic study, over thirty years, of manumission records, half of which are engraved on the polygonal wall supporting the terrace of Pythian Apollo’s temple in Delphi. – A remorseless spotlight on the economic rationale which permitted slavery to endure.