SAVEZ-VOUS PLANTER LES CLOUS ?
C’est en apprenant à planter des clous tout enfant qu’Yves Bréchet est devenu physicien métallurgiste.
Tapuscrit...
Yves Bréchet – Mon grand-père était tapissier, et dans mon enfance je passais tous les jeudis, puis ensuite tous les mercredis, quand ça a changé, dans la maison de mes grands-parents. C’était une grande maison, dans la ville bourgeoise de Chamalières, elle était peuplée de fauteuils, littéralement, à différents états d’achèvement, depuis les squelettes de bois jusqu’aux fauteuils fatigués d’avoir trop longtemps servi. L’atelier de mon grand-père était en contre-bas, entre le palier d’habitation et la cave, où on gardait le charbon et donnait sur une grande baie vitrée sur une cour intérieure, sur laquelle s’ouvrait aussi la fenêtre de la cuisine, de telle sorte que ma grand-mère pouvait appeler son mari quand était venue l’heure du déjeuner.
Jusque bien après ses quatre-vingts ans, mon grand-père passait ses journées dans cet atelier, à redonner vie aux fauteuils, à recoller un accoudoir, à refaire le siège, à remplacer les ressorts, les sangles, le crin, à changer les tissus. Enfant, j’ai passé des heures dans cet atelier, j’étais fasciné par la variété des ressorts à boudins, des millier de clous de formes, de tailles et de couleurs variées qui trouvaient sous ses mains expertes leur place dans chaque fauteuil. La machine à carder le crin, avec sa balançoire hérissée de piques d’acier, me fascinait aussi, mais je n’avais que rarement l’autorisation de la faire fonctionner. Mon domaine de prédilection était le royaume des clous, que j’enfonçais très consciencieusement dans une planche que me donnait mon grand-père. Cela n’a l’air de rien, mais les clous de tapissier sont capricieux en diable, et demandent qu’on les respecte. Il faut prendre le bon marteau pour le bon clou, le bon clou pour le bon tissu, et dans le style du fauteuil encore ! Un marteau qui s’échappe et glisse sur la tête du clou et voilà le bois marqué !
C’est peut-être dans cet atelier, en me livrant sous la direction bienveillante de mon grand-père à cet exercice parfaitement inutile de planter des clous dans une planche (rarement j’avais la fierté de pouvoir planter un clou dans un vrai fauteuil) que j’ai appris à comparer les objets, à discerner dans l’association de leurs formes et de la matière qui les constitue leur capacité à remplir la fonction qui leur est demandée : tenir le tissu, tendre les sangles, assembler les pièces de bois.
C’est sans doute là que je suis devenu comparatiste dans l’âme, métallurgiste de cœur, attaché aux matériaux dans leur variété. C’est bien des années après que j’ai réalisé à quel point faire un exercice pour comprendre, même s’il est inutile pour l’objectif final, pour peu qu’un ancien bienveillant vous guide, vous donnait les moyens d’aller plus loin, d’apprendre le métier. C’est au milieu des clous et des fauteuils que je suis devenu scientifique des matériaux, ingénieur et professeur. Je n’ai plus de cette époque que des souvenirs, et un fauteuil Voltaire que fit mon grand-père, le dernier qui soit sorti de ses mains et qu’il destinait à son petit-fils, dont il savait la passion de lire jusque tard dans la nuit. Je ne m’y assois jamais sans penser à tous ces clous qu’il fallait convenablement choisir et positionner, avec des outils adaptés, sans penser à l’art de comparer, de choisir et mettre en œuvre.
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Physicien métallurgiste, professeur à l’INP de Grenoble, académicien et haut-commissaire au CEA, Yves Bréchet plonge dans les souvenirs d’enfance de l’atelier de son grand-père, peuplé de clous de tapissier qu’il parfois plantait et grâce auxquels sans doute il a pris le goût de l’observation, de la comparaison, des raisons du geste et du choix de l’outil, de la transmission d’une génération à l’autre, toutes qualités utiles à un chercheur, ingénieur et professeur.