HISTOIRE COURBE
La pensée mathématique a longtemps hésité avant de s’incliner devant la courbure de l’espace.
Tapuscrit...
Jean Pierre Bourguignon – L’Histoire que je voudrais vous raconter, c’est l’histoire de la courbure. C’est une histoire courbe ! Dans les éléments d’Euclide, on s’intéresse à la géométrie du plan, en particulier, et en fait sous-jacent à la géométrie il y a toujours l’idée qu’on veut comprendre l’espace. Et il y a ce fameux postulat, postulat dit des parallèles, qui dit que la somme des angles d’un triangle vaut un angle plat ! Autrement dit 180°. Et donc ça, c’est présenté dans Euclide comme un axiome, mais la question qui s’est posée pendant longtemps c’est, est-ce que par hasard on ne serait pas capable, à partir des axiomes précédents, d’en faire un théorème, autrement dit de déduire le postulat d’Euclide des éléments plus constitutifs de la géométrie, plus élémentaires encore que ce postulat. Ce qui était en jeu, c’était, est-ce que, d’une certaine façon, la géométrie euclidienne, est-ce qu’elle est la seule géométrie possible ou pas ? À ce moment-là, il était très difficile pour la mathématique de se détacher du monde sensible ! Elle était d’une certaine façon intrinsèquement liée au fait que cette géométrie, elle était vraiment la mesure de la Terre !
Alors pourquoi je relie ça à la courbure ? Ben tout simplement parce que ce qui manquait, c’était justement une notion qu’un espace peut être courbe… Alors ce qui est étonnant, c’est que et Bolyai et Lobachewski ont mis la main sur les géométries non-euclidiennes, sans vraiment avoir le concept de courbure en main, et celui qui l’a vraiment mis à jour de façon explicite, c’est Karl Friedrich Gauss… Mais la découverte extraordinaire de Gauss, ça a été la courbure de Gauss, est accessible à des êtres vivant uniquement sur la surface ! Donc je relie maintenant ce que je viens de dire à mon histoire des triangles, j’avais dit que le postulat d’Euclide consistait à dire que la somme des angles d’un triangle, elle vaut ce que j’ai appelé un angle plat, autrement dit 180°. Et alors évidemment, si on s’intéresse maintenant à la géométrie de Lobachewski-Bolyai, eh bien au contraire, quand on fait la somme des angles d’un triangle dans cette géométrie, on trouve toujours moins de 180°. Alors ça, c’est ce qu’on appelle la géométrie hyperbolique. Et alors en fait y a une géométrie, je sais pas comment dire, où les triangles sont gras, qui est la géométrie sphérique. Autrement dit la somme des mesures des angles, pour cette géométrie sphérique, c’est plus grand que 180°. Donc vous voyez que si j’avais pris par exemple un grand cercle qui fait un angle de 90° au pôle Nord, avec l’autre, vous voyez que j’ai un triangle qui a trois angles droits ! Alors ça, en géométrie euclidienne, difficile !
C’est là où il était fondamental qu’il y ait un saut philosophique qui soit fait. Donc c’est Poincaré qui le premier a affirmé cette complète indépendance de la pensée mathématique par rapport au monde sensible, ce qui ne veut pas du tout dire qu’il n’a pas de relations, que les mathématiques n’ont pas de relations avec le monde sensible, au contraire ! Elles vous proposent différents modèles possibles, du monde sensible, et c’est à vous de choisir celui qui, comme dit Poincaré, est le plus commode !
Cette histoire, elle était une histoire de mathématiciens, brusquement cette approche s’est révélée incroyablement féconde en physique, le premier qui a fait ça, c’est Clifford, et évidemment celui dont on a retenu le nom, c’est Einstein, ont affirmé que, quand on voulait comprendre la gravitation, les effets de la gravitation n’étaient pas du tout des effets comme les autres forces de la physique, c’était simplement que la présence de masses modifiait la géométrie de l’espace et ce qu’on appelait les forces de gravitation, c’était simplement le fait que dans cette nouvelle géométrie, la chose décisive était la courbure, de l’espace.
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Mathématicien spécialiste de géométrie différentielle, ancien élève de l’École polytechnique où il a également été professeur, Jean-Pierre Bourguignon a dirigé pendant quinze ans l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHÉS) de Bures-sur-Yvette.