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Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

POURQUOI LA NUIT ? / WHY NIGHT?

Peindre la nuit pour supporter le jour.

To paint the night in order to see the day.

Hélène Valance
23 Déc, 2014
Tapuscrit...

Hélène Valance – La peinture des paysages aux États-Unis, c’est quelque chose de très important, en particulier au XIXe siècle, où ça a une fonction idéologique, ça permet à la jeune nation américaine de se constituer une identité. Vous avez une peinture qui représente la nature, le continent américain, exceptionnelle, une nature florissante, riche, des montagnes merveilleuses, etc. et les couchers de soleil sur le Grand Canyon, toujours des paysages de dimensions gigantesques, pour faire un peu le pendant à la peinture d’histoire française, par exemple, vous pensez aux grands tableaux de Jacques-Louis David, les Américains font la même chose, mais au lieu de peindre l’Histoire, ils peignent l’espace et le temps, ils peignent le paysage.

Ce qui se passe à la fin du XIXe siècle, c’est que les peintres américains continuent de peindre le paysage, mais ils se mettent à faire quelque chose de tout à fait différent, d’assez curieux, ils se mettent quasiment tous à peindre la nuit. Des paysages de nuit, des nocturnes. Alors y a deux explications : la première c’est que y a un peintre américain expatrié en Europe qui à ce moment-là, vers les années 1890, acquiert un certain succès auprès de la critique française en particulier, et tout d’un coup, ce peintre, qui s’appelle James MacNeill Whistler, Ouistlaire, ce peintre devient le modèle à imiter pour les peintres américains. Et Whistler, quand il vit à Londres, il peint toute une série de tableaux qu’il appelle les Nocturnes, en référence à la musique de Chopin et il peint donc des paysages de la Tamise industrialisés, plongés dans l’obscurité et dans la brume. Donc une mise à distance du paysage urbain industriel, qui est voilé par la magie de la nuit. Donc, 1890, Whistler voit un de ses tableaux acheté par le gouvernement français, succès immédiat aux Etats-Unis et les peintres américains se mettent à faire la même chose. Donc ça c’est la première raison, c’est que y a une figure importante, artistique, que les artistes américains ont envie d’imiter.

Et l’autre, l’autre raison qui est un petit peu… plus large, c’est vraiment de l’histoire culturelle, ici, c’est que, en 1890, la nuit telle que les gens la connaissent depuis des siècles est en train de disparaître. Les gens se rendent compte, avec le développement de l’électricité, que ben voilà, l’obscurité, c’est plus ce que c’était, et ça ne sera jamais plus ce que c’était. Et donc il y a un engouement pour le paysage de nuit, pour cette peinture qui permet aussi de voir le paysage américain qui est en train de changer, l’Ouest, sauvage, c’est fini, maintenant vous avez des grands centres urbains, euh, des chemins de fer, des paysages industrialisés, la nuit ça permet de passer tout ça au filtre de l’obscurité, de mettre à distance les éléments modernes qui sont difficiles à accepter, et ça permet de créer un paysage qui est un petit peu plus visible, un petit peu plus acceptable dans l’imaginaire collectif. D’une certaine manière c’est une peinture antimoderne qui réagit, qui est un peu réactionnaire en fait, qui réagit à la modernité. Et ma conviction c’est que la nuit permet de faire cette transition du paysage, de l’horizon perdu, de l’Ouest à ce nouveau paysage qui va être la nouvelle définition du paysage américain, le paysage urbain. Et on arrive à une peinture qui est beaucoup plus innovante, beaucoup plus moderniste, on tend vers le cubisme, par exemple, etc. Donc ici la nuit c’est une façon, de rejeter la modernité, mais aussi paradoxalement de s’y adapter, en fait…

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Transcript...

Hélène Valance – Landscape painting was very important in the United States, especially in the 19th century. It had an ideological function: it helped Americans build their identity. It showed the American continent, with an exceptionally rich nature, or sunsets over the Grand Canyon, gigantic paintings that acted as a response to French historical painting – you think for instance of Jacques-Louis David’s large formats. Americans did the same, but instead of history and time, they painted nature and space.

At the end of the 19th century, American painters continued to paint landscapes, but they did something different, oddly, almost all of them painted night landscapes, nocturnes. There are two explanations for this: first, an American painter expatriated in Europe became successful there around the early 1890s, and suddenly this painter, named James McNeill Whistler, became a model for American painters. Whistler, when living in London, painted a series of paintings he called Nocturnes in reference to Chopin’s music. He depicted the industrialized banks of the Thames, seen through obscurity and mist. Here the urban, industrial landscape is distanced, veiled by the magic of night. In 1890, the French government bought one of Whistler’s paintings, which immediately made him famous in the US, and encourage American painters to do the same thing. This is the first explanation: there was an important artistic figure whom painters in the US wanted to imitate.

The second explanation comes from a wider background; it really comes from cultural history. In 1890, night as people had known it for ages was beginning to disappear. People realized, with the development of electricity, obscurity was no longer what it used to be, and would never be the same again. Night landscapes were received with enthusiasm, because they allowed to see the landscape which was changing at the time – the wild West was over, replaced by great cities, railroads, industries – night allowed to see all these changes through the filter of obscurity, to distance modern elements that were difficult to accept. It allowed to create a landscape that was easier to see and to accept for Americans at the time. In a way, this is an anti-modern, reactionary painting. But I am convinced night eased the transition from the lost horizons of the West to this new landscape, which would become the new definition of the American landscape, the urban landscape. So this leads to a much more innovative, modernist painting, tending towards abstraction or cubism for instance. So here, night is a way to reject modernity, but paradoxically also to adapt to it as well.

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Historienne de l’art (américaniste), post-doctorante au Courtauld Institute de Londres, Hélène Valance décrypte les évolutions du récit national aux États-Unis à travers les changements dans sa peinture : gloire aux paysages et aux grands espaces pour commencer, puis l’industrialisation aidant et sous l’impulsion de Whistler, engouement pour une peinture de genre nocturne qui jette sur l’urbanisation naissante un voile pudique d’obscurité constellée de lumières électriques, faisant naître par réaction une nouvelle magie.

Hélène Valance is a postdoctoral fellow at the Courtauld Institute in London. Her work focuses on American art history, and analyses the evolution of the national narrative in the United States through the changes that affect the country’s art. The glorious landscapes depicting wild nature and the West were progressively abandoned as urbanization and industrialization took over the country. Influenced by James McNeill Whistler’s successes in Europe, American artists adopted the genre of nocturne painting, which allowed them to cover up the cityscape with a veil of obscurity dotted with distant electric lights. Trying to re-enchant the landscape, they opened the way to modern painting.