CHAPEAUX / HATS
L’invention du cinéma a changé la vie des chapeaux.
The invention of cinema has changed hats’ lives.
Tapuscrit...
Sylvie Lindeperg – Je vais vous raconter une histoire de chapeaux, pour éclairer les relations entre le cinéma et l’histoire. En 1897, à Saint-Pétersbourg, Félix Faure passe en revue la garde impériale. Suite à cette cérémonie, il est attaqué par Bismarck qui l’accuse d’avoir contrevenu au protocole en portant la main à son chapeau au lieu de le soulever. La controverse prend fin grâce à une projection à l’Élysée. Car la visite de Faure a été filmée par un opérateur, Boleslas Matuszewski. Comme l’écrit alors Le Figaro, « chacun put voir le président s’avancer à pas lents, baisser tout à coup son chapeau d’un geste large et correct ». Et « c’est ainsi que s’écrira désormais l’histoire : par le cinématographe ».
Il se trouve que Matuszewski n’est pas un simple opérateur : il fut aussi le premier à prendre conscience que le cinéma constituait une « nouvelle source de l’histoire », titre d’un opuscule qu’il fit paraître en 1898. L’opérateur pense à l’expérience de Saint-Pétersbourg lorsqu’il écrit que les vues cinématographiques peuvent, « si les témoins humains se contredisent sur un fait, les mettre d’accord en fermant la bouche à celui qu’elle dément ». Il ajoute, de manière plus discutable, que les images supprimeront « la nécessité de l’étude » en établissant les faits une fois pour toutes.
Les contemporains de Matuszewski vont s’engouffrer dans cette voie. Le Petit Moniteur compare les vues cinématographiques à « des tranches de passé en bouteilles » qu’il suffira de laisser vieillir « comme le vin des bons crus ». Les images ne seraient pas des traces mais des faits, mis en boîtes, livrant une vérité tout armée. À l’époque, personne ne prête attention à cette autre remarque de Matuszewski qui note que la caméra peut aussi enregistrer ce qui échappe aux yeux des témoins.
Seconde histoire de chapeaux : nous sommes toujours à Saint-Pétersbourg en 1913, un opérateur filme les célébrations du tricentenaire des Romanov. Ces images ont été reprises dans de nombreux documentaires, souvent de manière illustrative. Chris Marker, dans Le Tombeau d’Alexandre, porte sur ces plans un regard décentré, attirant l’attention sur un micro-événement : un général corpulent traverse la scène et prend à partie les spectateurs du défilé en se frappant le front. « Il leur signifie d’ôter leurs bonnets », nous dit Marker qui y voit la métaphore de l’humiliation des pauvres par les puissants. Son film ne montre pourtant qu’un fragment du plan qu’Esfir Choub a dévoilé intégralement, en 1927, dans La Chute de la Maison Romanov. Comme le remarque François Albéra, ce plan long fait apparaître un nouveau détail : un spectateur en bicorne, qui s’est pourtant découvert au premier appel, jette un regard apeuré vers la caméra. On peut y voir la métaphore d’un pouvoir autocratique qui fait naître l’inquiétude jusque chez l’innocent qui se croit en faute. En montant ce plan, Choub a sans doute en tête le procès de la révolutionnaire Vera Zasulich, jugée pour tentative d’assassinat sur le gouverneur de Saint-Pétersbourg, qui avait fait fouetter un prisonnier ayant refusé d’ôter son chapeau.
Morale de cette histoire. Un, le plan est une portion de réel cadré, mis en forme selon un point de vue. Deux, dans ce cadre choisi, la machine enregistre des détails que l’opérateur n’a pas nécessairement vus. Car le cinéma est un art de la déposition : plutôt qu’une preuve établissant les faits une fois pour toutes, l’image est une source, qu’il faut sans cesse interpréter et mettre en intrigue.
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Transcript...
Sylvie Lindeperg – Here is a story about hats, to illustrate the links between cinema and history. In 1897, in Saint-Petersburg, Félix Faure reviewed the imperial guard. Following the ceremony, he was attacked by Bismarck, who accused him of a breach of protocol for not having removed his hat. The controversy ended with a screening at the Élysée. Faure’s visit had in fact been filmed by a cameraman, Boleslaw Matuszewski. As was written in Le Figaro, “everyone could see the president walking slowly, suddenly doffing his hat with the correct flourish”. And, “history will now be written by the cinematographer”.
As it turns out, Matuszewski was no mere cameraman: he was the first to realise that cinema represented “a new source of history”, the title of a brochure he published in 1898. The cameraman was thinking of the Saint-Petersburg incident when he wrote that “if human witnesses contradict one another on a fact”, film can “make them agree by silencing the liars”. Less convincingly, he adds that pictures will remove “the need to investigate” by establishing facts once and for all.
Matuszewski’s contemporaries jumped on the bandwagon. Le Petit Moniteur compared film with “bottled slices of the past” that simply needed to be left to age “like fine vintage wines”. Pictures were seen not as traces but as canned facts, delivering a complete truth. At the time, nobody paid any attention to Matuszewski’s other comment, which was that cameras can also record what eyewitnesses have missed.
Here is another hat story: still in Saint-Petersburg, this time in 1913, a cameraman filmed the Romanov’s tercentenary celebrations. The footage features in many documentaries, often for illustrative purposes. In The Last Bolshevik, Chris Marker changes the focus of these pictures, by drawing our attention to a micro-event: a portly general walks across the scene and takes the spectators to task, striking his forehead. Marker is saying to us: “He’s telling them to remove their caps” and sees this as a metaphor for the mighty humiliating the poor. Yet his film only shows a fraction of the shot which Esfir Shub showed in its entirety, in 1927, in The Fall of the Romanov Dynasty. As noted by François Albéra, this long shot reveals a new detail: a spectator who has removed his cocked hat at the first summons nevertheless gives the camera a scared look. This can be seen as the metaphor for an autocratic power that generates anxiety even in an innocent person, believing themself at fault. In editing the shot, Shub was probably thinking of Vera Zasulich, a revolutionary tried for the attempted murder of the Saint Petersburg governor, who had had a prisoner whipped for failing to remove his hat.
The moral of the story is that, first, a shot is a framed portion of reality, formatted according to a point of view. And second, the machine records details in that frame, which the cameraman might not have seen. Cinema is the art of testimony: rather than a proof establishing facts once and for all, pictures are sources, which constantly need interpreting and scripting.
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Historienne, professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directrice du Centre d’études et de recherches en histoire et esthétique du cinéma (CERHEC), Sylvie Lindeperg traque dans le cinéma, en particulier documentaire ou de reportage, ce qu’il peut dire, délibérément ou indirectement, du moment d’histoire dans lequel il s’inscrit. De chapeau en chapeau, alors que la caméra Pathé de Matuszewski étouffe dans l’œuf une tentative malveillante de Bismarck à l’encontre de Félix Faure, une autre séquence d’actualités montre, peut-être pour la première fois, un spectateur modifiant son comportement en fonction de la caméra. « On ne sait jamais ce qu’on filme », disait Chris Marker, on sait encore moins à quoi ça pourra servir.
Sylvie Lindeperg is a historian, professor at Paris 1 Panthéon-Sorbonne and director of the Centre for the Study of Film History and Aesthetics (French acronym: CERHEC). She tracks what films can tell of their historical timeframe, either deliberately or indirectly, especially in documentaries or reportage films. Moving from hat to hat, Matuszewski’s Pathé camera nips in the bud Bismarck’s malicious attempt against Félix Faure, whilst separate news footage shows, perhaps for the first time, a spectator changing their behaviour for the camera. Chris Marker used to say: “You never know what you might be filming”. You have even less idea of what it might be used for.