MATIÈRE À RÉFLEXION
Du panneau de verre industriel comme boule de cristal où lire les tourments du monde moderne.
Tapuscrit...
Serge Weber – C’est l’histoire d’une plaque de verre. Ç’aurait pu être une pierre, ou une structure métallique, n’importe quoi qui compose un immeuble, un immeuble de bureaux, qu’on pourrait trouver par exemple à la Défense ou à Plaine Commune, si on est dans la région parisienne, mais on pourrait la trouver aussi à Dubaï ou à Barcelone ou dans n’importe quelle autre ville. Bon alors, cette plaque de verre, avec les mille autres qui l’entourent, reflète le soleil, ça donne un style au quartier, ça donne un style moderne, mondialisé, enviable, bref une esthétique qui est chargée de valeurs. Mais quand on fait un travail de géographe, on se pose la question de savoir, mais qu’est-ce qu’il y avait avant ? Alors dans un certain cas, si c’est la Défense, on avait un bidonville, avec environ dix mille travailleurs immigrés, portugais, algériens ou autres, qui menaient une vie un peu particulière dans l’informalité, dans la précarité, mais aussi une vie de village, avec des solidarités, qui ont aujourd’hui complètement disparu. Ou alors si on est dans le deuxième cas, à la Plaine Commune, on avait des entrepôts qui servaient à l’approvisionnement de Paris, des usines, des logements ouvriers, on avait une tradition syndicale, politique, c’était la banlieue rouge.
Comment ça s’est fait ? C’est ça la question qu’on se pose quand on est géographe, comment s’est prise la décision de détruire, de démolir, de remplacer, comment on a attribué, comment les contrats ont-ils été passés, quels sont les promoteurs qui se sont mis dans la course, comment se sont passées les expulsions, les démolitions ? Et puis on peut aussi évidemment se poser la question de savoir d’où vient le verre, d’où vient cette matière. Alors ça, ça ouvre un vaste chapitre, celui des ressources, des matières premières, des concessions, des relations internationales. Où est-il fabriqué, ce verre, à partir des ressources ? Il est fabriqué en général dans des usines, des usines qui ouvrent un autre chapitre, le chapitre des délocalisations, le chapitre de l’automatisation, de la question des salaires, des grèves, des enclaves mondialisées, on va s’intéresser évidemment aux transports, aux conditions de transport, aux ports, alors au fait qu’on privatise un certain nombre de territoires dans les ports, puis si on est toujours sur cette plaque de verre on va se demander, mais qui nettoie ce verre, en tous cas à l’intérieur ? Évidemment, on a de fortes chances de trouver une employée d’une société de services, qui sera immigrée, sans doute étrangère, peut-être sans papiers, très vraisemblablement une femme, et puis on peut se poser aussi la question de savoir qui l’a construit, ce chantier, qui a travaillé sur le chantier ? Là on aura à peu près les mêmes réponses, sauf que ça sera vraisemblablement un homme. Donc en gros, cette question, elle ouvre la question des échelles. Une échelle beaucoup plus vaste, celle de la décision de migrer. C’est-à-dire qui est là, pourquoi ils ont migré, qu’est-ce qui leur a donné envie de partir, et comment ils ont vécu cette expérience très étrange d’être parti, d’être absent, d’être présent quelque part ailleurs, de se sentir étranger, et de se retrouver dans quelque chose qui est une intrication des contraintes, des opportunités et des impossibilités, surtout des frustrations, tout cela qu’on appelle en général le marché du travail. En tous cas c’est quelqu’un qui a été prêt à mettre entre parenthèses un certain nombre de choses pour faire cette expérience. Alors évidemment, si on s’intéresse aux raisons de partir, on doit se poser la question de la position sociale et du statut social antérieurs et actuels de cette personne, donc on doit avoir une démarche ethnographique, qui va nous ouvrir beaucoup de pistes, la piste de la paupérisation, par exemple, de la privation d’emploi, mais aussi de la frustration, plus ou moins accentuée, par rapport aux désirs que suscite notre économie actuelle partout dans le monde. En bref, ce qu’elle nous raconte, cette plaque de verre, eh bien finalement c’est que bien rares sont les lieux où le principe organisateur n’est pas la rente du sol et la plus-value sur le travail. Elle nous dit aussi que chaque élément visible d’un paysage, notamment le paysage d’une ville, renvoie à des échelles différentes, des catégories de personnes, des rapports sociaux, de production la plupart du temps, et surtout des effets de frontière, parce que d’un côté et de l’autre de la frontière, on va avoir des droits, des lois, une fiscalité différentes, et on va trouver de par le monde de nombreuses enclaves extraterritoriales.
En gros, en regardant un panneau de verre, ce qu’essaie de faire le géographe, c’est de ne pas tomber dans le panneau, justement. C’est de documenter, c’est de signaler, c’est de ne pas avoir peur d’expliquer, de démasquer ce qui n’est pas visible ou ce qui est caché derrière ce qui est ouvertement très visible et très mis en scène, et d’éventuellement de critiquer ou de dénoncer les injustices qu’on peut appeler les injustices spatiales. Et puis du coup, son rôle, au géographe, c’est de montrer que la situation face à laquelle on est, c’est forcément quelque chose qui est lié à un des avatars du capitalisme, et de rappeler que ce capitalisme a besoin d’inventer des politiques identitaires, pour permettre de faire parler d’autre chose.
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Maître de conférences en géographie à l’université Paris Est-Marne-la-Vallée, Serge Weber suit à la trace la tectonique des populations migrantes dans l’Europe moderne et contemporaine, révélant ainsi les causes sociales et économiques qui modèlent les frontières, ces cicatrices du corps de l’Histoire.