NESTOR présente

Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

LE BÉRARD A 50 ANS

Une plongée documentaire

Tapuscrit...

Jean-Pierre Brun – Je pense que Georges Vallet, lorsqu’il a créé le Centre Jean Bérard, avait en tête de développer un centre de recherches sur l’Italie du Sud, considérant l’Italie du Sud comme étant un peu différente de l’Italie en général, parce que marquée par la colonisation grecque et tous les aspects d’interaction entre les Grecs et les indigènes. L’École française de Rome a une vision beaucoup plus large, c’est globalement l’empire, Rome le centre du pouvoir, les provinces, puisque ils travaillent aussi bien dans les Balkans qu’en Afrique, et donc l’Italie du Sud, dans ce contexte, est un peu marginalisée ! Par force… Et donc l’idée de Georges Vallet, c’était de lui donner une spécificité, et c’est pour ça que le fond des recherches du Centre Jean Bérard, c’est quand même la colonisation grecque, même si on a ajouté, chaque directeur a ajouté des recherches un peu différentes, on reste quand même concentré sur la colonisation grecque et ses effets.

Claude Pouzadoux – Le père fondateur, Georges Vallet, dans un de ses rapports dit qu’il faudrait que ce soit un centre européen, un trait d’union entre Rome et Athènes, entre l’Italie et la Grèce, et donc il avait vraiment cette notion d’un camp de base ou d’une plate-forme qui puisse être au cœur de la Méditerranée !

Michel Gras – Le Centre Jean Bérard, il a une histoire qui commence effectivement en 1966 et en même temps il s’inscrit dans un parcours un peu plus large, qui commence quand, au début des années 60, le ministère des Affaires étrangères et le ministère chargé de la recherche s’interrogent un peu sur la politique culturelle de la France à l’étranger. Il y a en Italie à l’époque des instituts français, qui se trouvent essentiellement à Florence et à Naples… Marrou, Braudel, sont passés par là, pour parler de Naples. Ce n’est pas rien. L’idée vient de mettre dans l’Institut français de Naples un centre de recherches sur l’Italie méridionale, et c’est une des justifications majeures de ce Centre, c’est-à-dire, il faut bien voir, on pourrait parfois en douter depuis Paris, on peut faire depuis Naples des choses que l’on ne peut pas faire depuis Rome… Avec beaucoup plus d’efficacité. Et le Centre Jean Bérard en est une démonstration.

Jean-Paul Morel – Les choses ont commencé pour moi et pour le Centre Jean Bérard, on peut dire, en 1966, quand s’est réuni à Ascea Marina, près de Velia, un colloque sur Velia et les Phocéens en Occident et au cours duquel le surintendant Mario Napoli a parlé de ce qui restait à faire, etc., et je crois que c’est Vallet qui lui a suggéré de me confier quelques sondages sur l’acropole de Velia, pour dater la fondation d’un quartier qui semblait être l’un des plus archaïques de Velia. Et pour vous montrer comme les choses étaient différentes de ce qu’elles sont maintenant, le colloque d’Ascea Marina s’est terminé le 1er novembre 1966. Et le 21 novembre 1966 je commençais la fouille à Velia. Voyez-vous, sans une paperasse, sans problème aucun, il fallait y aller, j’y suis allé, on a fouillé en partie sous la neige, je me rappelle, on faisait des équipes de deux ouvriers, un qui tenait un parapluie et l’autre qui piochait, mais en trois semaines c’était réglé, hein. Et ça a été très important, disons, comme une manière de souder aussi, ou de mettre en consonance les archéologies italienne et française. Là, on voit ce qu’on appelle en italien Villagio in poligonale… Alors poligonale, ça veut dire que les pierres ne sont pas parallélépipédiques, mais on voit des pierres assez compliquées avec cinq côtés, etc., c’est une façon de disposer les pierres qui vient d’Asie Mineure, d’où venaient les Phocéens. Là c’est le soubassement d’un temple, temple à Athéna, donc probablement, la déesse poliade, la déesse protectrice de la ville, un très beau mur, on voit la perfection de ce polygonal, la perfection de la taille, de la façon dont les blocs sont ajustés, la beauté de cet appareil qui a donc une fois de plus été un peu la signature identitaire de ces Grecs d’Asie Mineure, qui reproduisaient là une coutume architecturale de leur pays. Et ce qui, chose curieuse d’ailleurs, n’existe pas à Marseille, c’est-à-dire, les Phocéens de Marseille ne l’ont pas pratiqué, mais ceux de Velia, qui avaient fui leur patrie prise par les Perses, etc., devaient avoir une nostalgie de la patrie plus grande que les fondateurs de Marseille, qui étaient partis de leur plein gré, etc., et donc une sorte de volonté identitaire que les autres n’avaient pas forcément. L’important dans ces sondages, qui ont duré dix jours, c’est une toute petite fouille, était d’avoir pu donner une datation, grâce aux céramiques, à ce village en polygonal, cette première Velia, donc vers 540, et de dire, non, ce n’est pas, comme le disaient certains, un village indigène qui était là avant les Grecs, c’est la première ville grecque de Velia que nous avons là ! Il y a, comme très souvent, en Italie du Sud comme ailleurs, des peuples qui sont sur place, qui ne bougent pas. Et puis des peuples venus d’ailleurs qui viennent voir ces premiers peuples immobiles. Et le centre Jean Bérard se trouve au carrefour, à la confluence de ces peuples immobiles et des peuples invasifs en quelque sorte ; en Italie du sud ce peuple qui vient d’ailleurs ce sont les Grecs ! Ce ne sont pas les Puniques, ce ne sont pas les Étrusques ! Ce sont les Grecs ! Ce ne sont pas encore les Romains ! Et je crois que c’est une distinction essentielle dans notre histoire antique que celle des peuples immobiles, en quelque sorte, et celle des peuples conquérants et souvent navigateurs de ce fait.

Michel Gras – Une particularité du Bérard, c’est que, de l’origine jusqu’à 1985, il n’y a qu’un directeur, sur le papier, qui est Georges Vallet. Et à côté, il y a des directeurs-adjoints, qui sont successivement Jean-Paul Morel, Ginette Di Vita, Mireille Cébeillac… Mireille s’engage beaucoup pour l’École et pour la collectivité, elle poursuit, dans un premier temps le travail effectué par Ginette Di Vita-Évrard, qui l’a précédée, et en particulier pour une grande opération sur la colonie grecque de Velia et sur les Phocéens. Le grand moment, l’apogée de cette politique, c’est 1976, on fête les dix ans du Bérard, en trois mois Mireille organise deux grands congrès internationaux, l’un sur la céramique grecque du VIIIe siècle en Italie, l’autre sur les céramique grecques de la Grèce de l’Est en Occident, les actes sont publiés et le rôle de Mireille, dans la publication de ces actes, il est essentiel, en ce sens que on rédige, avec les notes que l’on a prises, les discussions, trente pages de discussions publiées à la fin d’un colloque, ça se fait pas tous les jours, quoi…

Olivier de Cazanove – En ce qui me concerne, en collaboration avec la surintendance de Naples, nous avons fait aussi de l’archéologie préventive. J’ai été amené à fouiller plusieurs établissements à la périphérie de Naples, entre autres dans le quartier populaire de Marianella, ou encore dans l’un des quartiers les plus dominés par la Camorra, en réalité, de la périphérie de Naples, Rione Scampia, et nous avons mis au jour une villa romaine, une huilerie, des traces de cadastration, hein, mais aussi j’ai essayé de mettre l’accent sur ce moment de transition où l’Italie devient romaine, précisément, ce qu’on appelait naguère et ce qu’on continue à appeler encore aujourd’hui la romanisation.

Jean-Paul Morel – Les locaux, c’était en sous-sol, nous vivions dans des catacombes, absolument, sans la moindre fenêtre, c’était sépulcral, j’ai le souvenir du bureau de Vallet dans lequel trônait l’immense photo de Jean Bérard, qui était une photo très impressionnante, qui, surveillait Vallet, comme ça, il y avait l’embryon de bibliothèque, un laboratoire photographique, que nous avons créé, qui était, évidemment, lui c’était tout trouvé, il n’y avait plus de problèmes d’obscurité, là nous nous enfouissions au Centre Jean Bérard…

Maria Francesca Buonaiuto – Je suis arrivée peut-être une année après la naissance du Centre Jean Bérard. Et dans ces chambres, il y avait deux bureaux, bureau du directeur et bureau de la secrétaire, c’était là… Je dois dire que je n’ai pas souffert du manque d’air… Je me suis trouvée très, très bien, dès le début ! Je n’ai pas eu de problèmes ! Heureusement !

 Olivier de Cazanove – Le Centre Jean Bérard était donc hébergé, à l’époque de Mireille, dans quelques pièces à l’entresol, sans lumière, dans ce que les Napolitains appellent Le Grenoble. C’est-à-dire l’Institut français de Naples, le centre culturel français, doublé d’une petite école, qui est dans ce beau bâtiment de via Crispi, à Naples. Et c’est grâce aux efforts incessants de Mireille qu’ont été obtenues deux pièces au deuxième étage et il m’est revenu d’agrandir la chose et de faire remonter tout le Centre à ce deuxième étage, en regroupant également les bureaux, en créant une bibliothèque de quelque chose comme 70 m2 avec 11 000 volumes. Mais le Centre Jean Bérard est une maison d’édition, qui publie un certain nombre de volumes par an. Et on commençait tout juste à parler à ce moment-là de publication assistée par ordinateur. J’ai donc acheté les premiers ordinateurs du Centre et le premier volume a été une édition des Lettres familières du président de Brosses, voyage en Italie de la première moitié du XVIIIe siècle, et c’est Maria Francesca Buonaiuto, assistée par Tonia Brangi, qui a saisi les premiers volumes et ensuite ceci était réalisé par une imprimerie du centre de Naples qui s’appelait l’Arte Tipografica, et nos premiers problèmes ont été des problèmes de compatibilité. Et je me souviens d’épisodes épiques où avec ma voiture j’amenais dans le centre de Naples, ma voiture tressautant sur les pavés napolitains, Maria Francesca tenant l’ordinateur sur les genoux, jusqu’à l’Arte Tipografica, pour essayer de brancher notre appareil avec le leur et puis faire communiquer le tout ! Et ça a marché, hein !

Angelo Rossi – E come no… Ma guardi che, quando uscì l’epoca dei computer, la fotocomposizione era piuttosto complicata, perchè a l’epoca non era cosi facile inserire le parole greche, ci voleva l’alfabeto greco… Ma l’abbiamo fatto noi…

Traduction – Et comment ! Mais vous savez, au début des ordinateurs, la photocomposition c’était plutôt compliquée, ce n’était pas facile d’insérer des mots en grec, il fallait l’alphabet grec. Mais nous y sommes arrivés !

Magali Cullin – Depuis 2013, donc, je suis responsable des publications du Centre Jean Bérard, c’est-à-dire que j’assure la relecture des manuscrits, leur mise en page, et depuis 2014 la mise en ligne, puisque nous avons ouvert une plate-forme sur Open Edition. Nous aurons à terme, d’ici trois-quatre ans, la totalité de nos livres, c’est-à-dire environ quatre-vingt-dix titres, en ligne, consultables en libre accès, par Internet.

Claude Albore-Livadie – J’ai toujours travaillé jusque dans les années 90 pour le Centre Jean Bérard, et à côté de la colonisation grecque il y avait la protohistoire et la volcanologie, le volcanisme actif. Et c’est extrêmement intéressant de rencontrer dans une fouille des traces d’une éruption, d’abord parce que on peut dater ce qui est dessous, et puis on sait que ça conserve parfaitement ce qu’il y avait dans les dernières heures de vie du village. Une fouille assez exceptionnelle, c’est celle de Nola Croce del Papa. C’est à l’occasion d’un contrôle, il devait y avoir un petit supermarché, une supérette. Et arrivé sur un niveau durci, de cendres durcies et de boue durcie, presque du tuf, on m’a demandé de vérifier s’il y avait quelque chose au-dessous. Alors j’ai dit, avec la pelleteuse, on y va d’un grand coup, et en faisant ce… ce geste un peu violent, les premiers vases sont venus, les fragments de vases sont venus au jour. Et c’est ainsi que on a pu, bon, découvrir ce fragment de village, en fait ce sont exactement quatre maisons. Grâce à une première datation au radiocarbone, mon éruption était fixée autour de 3550 before present, c’est-à-dire autour de 1800, 1700 av. JC. Cette situation est exceptionnelle parce que les ponces qui sont arrivées ont recouvert Nola, mais n’ont pas détruit les cabanes. Et la coulée pyroclastique de la fin de l’éruption non plus n’a pas détruit vraiment les cabanes, elle les a seulement remplies. Elle les a remplies comme un fleuve, boueux, qui pénètre par la porte, d’ailleurs, par les ouvertures, et ont fait une espèce de moulage naturel des structures. C’est-à-dire que l’on a retrouvé en négatif les poteaux, le clayonnage, les vases qui avaient été déplacés sont restés plus ou moins dans les mêmes pièces, des traces de tissu ont été retrouvées ; dans la céramique, dans les grands vases il y avait très souvent des végétaux qui avaient été conservés. La viande séchée était pendue aux poteaux, et les animaux qui n’avaient pas pu être emportés au début de l’éruption, ont été retrouvés dans des cages. Et un chien, un chien qui avait eu peur au moment de l’éruption, il s’était caché dans une aile de la construction et il était resté bloqué parce qu’à l’extérieur de la maison il y avait les ponces qui étaient tombées, et à l’intérieur la coulée pyroclastique avait pénétré. Ce qui est intéressant, c’est que, on a tout ce qui se faisait vraiment au moment de la catastrophe. Les habitants étaient partis. Ils ont eu le temps, à Nola, de se sauver.

Maria Francesca Buonaiuto – J’étais passionnée d’archéologie, sans savoir exactement ce que ça voulait dire ! Et petit à petit, en lisant des livres, j’ai compris que c’était quelque chose de beaucoup plus complexe, et qui vraiment m’intéressait, savoir comment vivaient ces Anciens, et pourquoi ils faisaient certaines choses, quelle signification avait telle ou telle manière de créer une tombe, par exemple… Donc j’ai compris ce que c’est, l’archéologie. C’est que c’est vraiment une science. Et ça m’a passionnée de plus en plus !

Claude Pouzadoux – Alors le Centre Jean Bérard, aujourd’hui, c’est donc une unité de service et de recherche, et on essaie de défendre ces deux dimensions. Donc les services, c’est une bibliothèque, avec sa bibliothécaire, c’est une équipe administrative qui répond aux demandes des chercheurs pour entrer en contact avec les musées, avoir les autorisations, aller visiter les sites, organiser des colloques, aussi, c’est aussi une équipe qui permet d’éditer des livres… L’équipe administrative qui sert aussi à accueillir les chercheurs, à les héberger, et puis c’est une équipe d’ingénieurs d’études, de recherche, de dessinateurs, avec différentes spécialités, la céramique, l’architecture, le dessin, l’archéologie, qui permet de réunir toutes les compétences minimales pour conduire des activités de recherche sur les chantiers… On ne fait pas de l’enseignement direct, mais on fait de la formation ! La formation sur le terrain, parce que c’est des étudiants stagiaires qui viennent se former, qui parfois font des mémoires de maîtrise, de master, et puis de spécialisation ou de laurea pour les Italiens, et ils le font, ils ont la chance de le faire, sur des données inédites ! Qui sortent des fouilles du Centre Jean Bérard, hein, à Cumes il y en a beaucoup ! Il y a des thèses, aussi, de doctorat, qui se font, qui ont été soutenues, sur la nécropole, sur la peinture, sur les lits en ivoire… Donc pour eux c’est une grande chance, ils sont aidés aussi par les techniciens et les chercheurs du Centre Jean Bérard. Et puis on forme aussi à la bibliothèque, il y a des stagiaires bibliothécaires qui viennent, il y a des jeunes qui sont formés à l’étude du dessin, à l’étude de la céramique… Donc c’est une formation par la recherche et à la recherche.

Maria Giovanna Canzanella – Au début, toute la bibliothèque du Centre Jean Bérard tenait dans cette salle ! Et petit à petit, la bibliothèque a commencé à s’agrandir. Et elle a commencé à occuper la salle d’à-côté qui était à l’époque le bureau du directeur, la salle d’entrée, on a créé une réserve, j’avais du chagrin pour ces ouvrages en réserve, je disais, mais comment vont faire les chercheurs qui sont habitués à l’accès direct, etc., une bibliothèque de recherche, ça va pas du tout, ben non… Ben, on était obligés de créer des réserves.

Claude Pouzadoux – Parce que le Centre Jean Bérard, il fallait que ce soit un centre qui ait pour vocation de promouvoir les recherches en Italie du Sud, donc pour cela il fallait offrir un lieu, offrir une documentation, la bibliothèque, héberger, donc avoir des chambres d’hôtes, c’est Michel Bats qui l’a fait, organiser des rencontres, des colloques, des séminaires. Alors de fait, des savants de tous les pays passent, il en passe à la Foresteria, dans nos chambres d’hôtes, on organise des colloques où de toutes façons y a des savants de tous les pays, mais cette dimension européenne, elle est très… ponctuelle.

Michel Bats – Quand je suis arrivé au Bérard, nous avons été amenés à venir à Poseidonia Paestum, pour lier avec Emanuele Greco une nouvelle relation qui lierait plus directement le Bérard à Paestum. Et donc là ça n’a pas été facile parce que Paestum est un site touristique majeur et donc on n’y fouille pas comme ça aussi facilement qu’on pourrait le croire, mais grâce à Emanuele, nous avons pu donc participer à des travaux qui concernent le remblai du bouloterion indigène, osque. Il faut dire aussi que, à Paestum, avec Emanuele travaillait Angela Pantrandolfo et que avec Angela travaillait Agnès Rouveret et que toutes deux ont fait une œuvre extraordinaire sur l’iconographie des peintures de Paestum que tout le monde bien sûr connaît, parce que c’est une base de connaissances absolument extraordinaire. Poseidonia Paestum est devenue parfois, contre son gré et contre le gré de ses habitants, un centre de rencontres entre plusieurs cultures, et notamment entre donc bien entendu la culture grecque, mais aussi la culture indigène osque, samnite, lucanienne, et puis finalement la culture latine, romaine, qui fait que Paestum a été toujours un lieu de grande invention culturelle. Et pour moi l’un des meilleurs exemples, comme résultat de ces rencontres, c’est les peintures funéraires des nécropoles indigènes qui sont une création absolument prodigieuse, dont on peut imaginer que techniquement elle doit beaucoup à la culture grecque, mais qui est devenu un phénomène absolument indépendant, autonome, et qui permet de voir ! Au sens fort du terme, de voir cette culture à travers son expression graphique.

Jean-Pierre Brun – J’ai été nommé directeur du Bérard en mai 2000. C’était une grosse responsabilité, moi qui venais de la direction d’une équipe qui travaillait en France, de travailler dans un pays certes de la Communauté européenne, mais quand même un pays étranger, avec d’autres règles, d’autres modes de comportement. J’ai hérité de certains programmes de recherche, par exemple la colonisation grecque, qui était notamment liée à l’époque aux fouilles de Paestum, et aux fouilles de Cumes. Mais j’avais mes propres envies ! Et donc j’ai développé ce que j’avais déjà commencé à faire en d’autres lieux, notamment en Gaule méridionale et en Grèce, et un peu en Égypte, c’est-à-dire des recherches sur la vie économique, sur l’artisanat, sur les productions en général, et pour cela évidemment Pompéi était très tentant. D’une part parce que les sites sont toujours dans un état de préservation exceptionnel et, tentant aussi parce que se posait plus globalement la question de la nature de l’économie pompéienne, c’est-à-dire est-ce que nous avions affaire à seulement une ville de consommation, ou bien est-ce qu’il y avait aussi une production artisanale, pour ne pas dire industrielle, bien sûr, qui avait des débouchés et un intérêt économique, par exemple des forgerons, qui auraient travaillé pour les paysans et donné des outils, ou alors des fabricants de textiles qui auraient été exportés, voire, comme nous nous trouvons ici, une tannerie ou une industrie du cuir qui aurait eu des débouchés externes. Et grâce à la rencontre du surintendant de l’époque, qui s’appelait Piero Guzzo, nous avons travaillé sur beaucoup d’aspects de la vie économique, les parfumeries, les boulangeries, les installations métallurgiques, les tanneries, les vendeurs de colorants et également les salaisons de poisson, enfin tout ce qui avait trait à la production à Pompéi même de matières organiques, ou de produits alimentaires.

Michel Bats – Pour nous, l’importance de Cumes est évidente, parce que c’est d’abord la doyenne des colonies grecques d’Occident, et parce que elle se situe à la frontière entre le territoire occupé par les Étrusques, au nord, et tout le sud où les Grecs vont peu à peu s’installer et finir par constituer le groupe humain le plus important, même plus important que les indigènes, Samnites, Œnotres, Sicules, etc. Dès 1994, quand Stefano De Caro est devenu surintendant de Naples, il nous a associés tout de suite au grand projet qu’il a mis en place cette année-là, avec l’université Federico II et l’Orientale… Le Bérard a été chargé de partir à la recherche des ports de Cumes, pour suivre l’évolution depuis l’arrivée des Grecs jusqu’à l’époque romaine inclue. Et donc nous avons vraiment sondé toute la partie sud, où l’on croyait que se trouvait le port antique, et nous avons démontré que il y avait effectivement une plage, au départ, donc on pouvait toujours tirer des bateaux sur une plage, mais que cette plage s’était comblée assez rapidement, et que au premier siècle av. JC elle était déjà complètement construite, avec des villae qui occupaient tout l’espace. Et une fois démontrée cette partie-là, la surintendance a mis en place ce qu’on a appelé Cumes II, et on est passés au nord du rocher de Cumes pour trouver la suite, est-ce que les ports se trouvaient au nord, et notamment des ports de lagune, dans l’ancienne lagune de Licola. Nous avons commencé ce travail au nord, c’est Jean-Pierre Brun qui l’a poursuivi, et qui d’ailleurs, je me permets de le dire, l’a complètement dévoyé, parce qu’il a eu l’énorme chance, en quelque sorte, de retrouver la Via Domitiana et tous les mausolées qui la bordaient, et donc, ben, y s’est arrêté sur le bord de la lagune, pour fouiller ces mausolées.

Jean-Pierre Brun – Nous avons continué ce programme un certain temps et nous nous sommes rendu compte que nous ne pouvions plus rechercher les ports, d’une part parce que les terrains sur lesquels nous étions ne recelaient pas de port, et finalement, parce que probablement il n’y a jamais eu de port à Cumes, mais que les ports de Cumes ont toujours été à Pouzzoles, qui était sur le territoire de Cumes à l’époque grecque archaïque, donc nous avons tout naturellement fait évoluer nos programmes de recherche vers des problé­ma­tiques concernant aussi bien l’évolution religieuse et l’évolution de la nécropole, puisque nous avons eu la chance d’avoir des niveaux du début du premier millénaire jusqu’à l’époque byzantine. L’un des plus emblématiques de ces monuments est décoré de peintures assez spectaculaires, de génies et de paons ou de pigeons qui renversent des corbeilles de fleurs. Alors, cette année, comme toutes les années, depuis maintenant dix-sept ans, Priscilla Munzi et moi nous avons décidé de poursuivre nos recherches dans ce secteur de la nécropole de Cumes car l’épaisseur historique est tellement grande, sept mètres de stratigraphie, nous avons donc ainsi une tranche d’histoire de Cumes, et plus globalement de l’humanité, d’à peu près trente siècles, ce qui est tout à fait excitant à suivre sur la longue durée.

Priscilla Munzi – Ce que je trouve extraordinaire, pour au moins en ce qui nous concerne en particulier au Centre Jean Bérard, c’est le fait de pouvoir travailler à Cumes pendant des années sur le terrain. Parce que on a eu l’occasion de fouiller une nécropole de l’âge du fer, mais par exemple aujourd’hui, on fouille des niveaux qui sont ou modernes, ou même du bas Moyen-Âge. Parce que Cumes n’est pas comme Pompéi, est une ville qui a continué à vivre et qui vit, depuis la fin de l’âge du bronze jusqu’au moins au XIIIe siècle de façon continue. Puis il y a une pause et il y a une reprise de l’occupation humaine sur le site de Cumes à partir du XVIIIe siècle. Il y a un nouveau phénomène de colonisation de la part des paysans qui viennent de Procida ou de Ischia, qui viennent réoccuper les terres à Cumes. Et tout ça se lit dans les structures, se voit, se lit dans la stratigraphie… Nous avons une tête, une tête une antéfixe archaïque, qui est d’une beauté extraordinaire, qui est du début du VIe siècle et qui nous fournit des informations sur l’existence et sur la présence dans ce sanctuaire périurbain d’un édifice de grande dimension et qui remonte donc au début du VIe siècle. Dans la même fosse, par contre, il y avait une deuxième antéfixe qui, chronologiquement, par contre est de la fin du IVe siècle, début du IIIe siècle, et qui fonctionne plutôt avec les phases osquo-samnites de ce sanctuaire, et elle représente une Athéna avec un casque phrygien sur la tête et avec une frise tout autour. Ce qui est extraordinaire, c’est d’avoir voulu conserver un élément de chaque phase de ce sanctuaire dans un dépôt votif, qui marque la fermeture du sanctuaire… Donc c’est vraiment laisser déposer dans une fosse un petit morceau de chaque phase historique, de ce sanctuaire, un élément, un souvenir !…

Claude Pouzadoux – Alors moi je me suis fixé comme feuille de route, dans le Centre Jean Bérard actuel, à partir du moment où j’en ai pris la responsabilité comme directrice, en 2011, de poursuivre ce qui avait été entamé, et j’ai voulu insérer mes propres recherches. Donc pour moi il y avait : ouvrir géographiquement les recherches du Centre Jean Bérard vers les Pouilles, ce qui a donné lieu à un projet sur la ville d’Arpi, qui se poursuit en collaboration avec la surintendance des Pouilles et l’université de Salernes. Et la deuxième ouverture c’était vers les productions artistiques, l’iconographie, l’étude des mythes, ce qui est aussi un moyen de renouer avec les sources premières utilisées par celui qui a donné son nom au Centre, Jean Bérard, qui a étudié la colonisation grecque à travers les récits légendaires et notamment celui des nostoi, des retours de héros grecs après la guerre de Troie… Donc, moi je voulais revenir à ce corpus, et exploiter le matériau des légendes, des mythes, à partir d’un support figuré, donc les vases italiotes, ce qui est ma spécialité, et j’ai commencé dès mon arrivée à programmer des recherches sur la céramique italiote, en organisant des tables-rondes, donc voilà, ça a été ça. Mon but, ça a été à la fois de m’inscrire dans les programmes, en les enrichissant par une ouverture géographique, par les études sur les mythes, sur l’iconographie, et effectivement chaque directeur apporte sa couleur, sa matière, son secteur géographique, sa méthode, ses problématiques et l’Italie du Sud le permet, parce que il y a beaucoup de directions dans lesquelles aller ! On peut aller depuis l’époque avant l’arrivée des Grecs, jusqu’à la romanisation, avec l’exemple de Pompéi…

Massimo Osanna – Importantissima questa tomba, come i nostri amici del Centro Jean Bérard hanno dimostrato, perchè le ceramiche a figure rosse sono ceramiche molto particolare, non si confrontano con quelle di Poseidonia, non si confrontano con quelle delle botteghe più conosciute, non sarebbe improbabile scoprire che sono pompeiane, quindi, la città come nel età arcaica, nasce come, ovviemente con un exploit artigianale, e si rinnova quindi con le proprie botteghe che s’insediano lì, poi dove rimarrano probabilmente per secoli. Conosciamo bene les botteghe della città romana, sarebbe bello adesso trovare trace delle fornaci di quarto secolo. Comunque, questa copia di tombe, perchè sono una tomba femminile e una maschile, ci danno finalmente il nome e cognome delle persone che hanno rifondato Pompei nel quarto secolo, probabilmente perchè il boom del porto di Napoli, nel quinto, significa, dopo la battaglia di Cuma, la fine degli insegnamenti etruschi o etruschizzati, che avevano invece contato molto in età arcaica… Probabilmente nel quinto secolo, Pompei è solo un villagio, forse non è più abitata, ma poi nel quarto secolo ricomincia ad essere una fiorente città ed un porto di, con traffici mediterranei, Pompei è di nuovo nel network di questa connettività mediterranea ch’è un po la cifra della storia antica.

Traduction – Cette tombe est très importante, comme l’ont montré nos  amis du Centre Jean Bérard, parce que les céramiques à figures rouges sont très particulières, elles ne sont pas comparables à celles de Poseidonia, ni à celles des ateliers les plus connus, il ne serait pas impossible qu’on découvre qu’elles sont pompéiennes, donc la ville, comme à l’époque archaïque, naît manifestement avec un savoir-faire artisanal, connaît un renouveau avec ses propres ateliers sur place, où ils resteront probablement pendant des siècles. On connaît bien les ateliers de la ville romaine, ce serait bien de trouver maintenant des traces de fours du IVe siècle. De toutes façons, ces deux tombes, parce qu’il y a une tombe féminine et une tombe masculine, nous donnent en fin de compte les noms et prénoms de gens qui ont refondé Pompéi au IVe siècle, probablement parce que le boom du port de Naples, au Ve siècle, signifie, après la bataille de Cumes, la fin des villes étrusques ou étrusquisantes, qui avaient en revanche beaucoup compté à l’époque archaïque. Il est probable qu’au Ve siècle Pompéi n’était qu’un village, peut-être déserté, mais qui ensuite au IVe siècle redevient une cité florissante et un port, grâce au trafic méditerranéen Pompéi s’insère de nouveau dans le network de cette interconnexion méditerranéenne qui est un peu la marque de l’Antiquité.

Jean-Paul Seytre – Je crois que le centre aujourd’hui est bien ancré dans les territoires, à Naples, en Campanie, dans toute l’Italie du Sud, au plan scientifique, puisqu’il propose une plateforme d’échanges, de recherche, de facilitation aussi des travaux à de nombreux chercheurs français et aussi européens. Le Centre Jean Bérard est aussi, et c’est important pour le consul général que je suis aussi à Naples, un élément essentiel de la présence française, de la visibilité, du rayonnement de notre pays dans toute l’Italie du Sud. Je me souviens moi-même que lorsque j’étais jeune rédacteur au Quai d’Orsay, je m’occupais de gérer un certain nombre de centres de recherche français à l’étranger, parmi lesquels se trouvait le Centre Jean Bérard, qu’on disait à l’époque fragile, et qu’on cherchait à adosser à d’autres partenaires, ce qui fut fait avec le CNRS et l’École française de Rome, et j’ai eu beaucoup de bonheur, lorsque j’ai été nommé à Naples, de retrouver le Centre Jean Bérard tout à fait actif et en bonne santé.

Olivier de Cazanove – S’il existe des instituts étrangers à Rome, de toutes nationalités, par contre à Naples, il y avait nous ! Il y a à Naples le sentiment très fort d’avoir été une capitale et de ne l’être plus, hein… D’être désormais une ville d’un État unifié, mais cette nostalgie de Naples capitale est réelle. Et de ce point de vue-là, avoir un institut étranger auprès d’elle, qui tisse des relations qui sont des relations scientifiques, c’est quelque chose d’important.

Michel Gras –Des villes comme Naples et Palerme sont restées intellectuellement de grandes capitales. On y rencontre nombre de grands intellectuels. On y rencontre des gens qui ont un regard, une distance sur les événements, mais une distance qui se fonde sur une érudition prodigieuse. Alors les événements récents de politique contemporaine qui nous parlent tous les jours de Lampedusa, de l’arrivée des migrants, des efforts que doit faire le Sud, qui est en première ligne, hein, sur tout cela, eh bien ce Sud qui est en première ligne, on arrive à penser que si il tourne comme il tourne, c’est dû essentiellement à l’engagement incroyable des fonctionnaires italiens qui travaillent dans les divers services de l’État, dans le Sud de l’Italie. Moi, j’ai toujours été extrêmement impressionné par le travail qui se fait dans les surintendances italiennes, par le courage, y compris physique, de nos collègues qui ont une vie difficile, et dont l’engagement est sans faille. Les historiens n’aiment pas assimiler trop rapidement les événements contemporains aux situations antiques. Mais on ne peut pas, je ne peux pas entendre le matin à la radio parler de l’arrivée des migrants sur les côtes de l’Italie méridionale ou de Sicile sans penser à mon sujet de recherche, qui est la colonisation grecque… Alors certes, beaucoup de choses sont différentes, mais en même temps y a toujours des gens qui partent de quelque part pour aller ailleurs, et il y a des gens qui sont accueillis d’une manière ou d’une autre, bref, toutes ces situations qui sont des réactions instinctives humaines… Un homme qui se noie, que ce soit au VIIIe siècle av. JC ou aujourd’hui, c’est toujours un homme qui se noie ! Et donc, par-delà toutes les différences que l’historien doit identifier, entre les situations antiques et les situations contemporaines, il y a une aventure humaine qui est d’une certaine manière une déclinaison de quelque chose d’unique.

Jean-Pierre Brun – J’espère que nous faisons partie de la famille de l’Italie du Sud et d’une façon générale je crois que nous ne nous posons pas la question ! Les facettes sont multiples, mais le cœur reste le même ! Avec des regards différents, le regard de Mireille Cébeillac sur les élites locales à partir de l’épigraphie romaine, le regard de Claude Pouzadoux sur aussi les élites locales mais à une période nettement antérieure à partir des commanditaires des images, des commanditaires des vases, des commanditaires des maisons, des grandes tombes, etc., le regard de Michel Bats qui est plutôt, véritablement, sur les origines de l’implantation grecque, ou mon propre regard qui est le devenir, en quelque sorte, qu’est-ce qui se passe à la fin de la période intense de colonisation grecque, et le développement de l’implantation romaine et le développement économique qui s’en est suivi… Autant mes prédécesseurs que moi-même nous sommes totalement européens et je ne me considère pas comme un étranger en Italie mais comme un Européen en Europe, et donc, même si on est très loin d’une intégration totale, malgré tout nous considérons que nous sommes chez nous, de la même façon que nous considérons que nos collègues italiens sont chez eux en France. C’est l’Europe de demain, et nous voudrions que ce soit déjà l’Europe d’aujourd’hui…

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Dans l’esprit des Histoires courtes mais en nettement plus long, voici Le Bérard a 50 ans, une plongée documentaire sur le genèse, les tenants, les aboutissants et les caractéristiques uniques d’un institut français d’archéologie et d’histoire installé à Naples, situation suffisante mais ô combien nécessaire pour déchiffrer ce moment si particulier de l’histoire de la Méditerranée que fut la Grande Grèce, pour une grille de lecture indispensable à qui veut comprendre encore aujourd’hui les antiques ressorts cachés de l’Italie du Sud moderne.