LA LAMPE BRISÉE / THE BROKEN LAMP
Nos gestes nous survivent.
Our gestures survive us.
Tapuscrit...
William Van Andringa – On travaille depuis quinze ans sur l’une des nécropoles romaines de Pompéi, qui se trouve donc au sud, sud-est de la ville, à l’extérieur des murs, puisque les morts étaient enterrés à l’extérieur de l’espace urbain. Et comme on fait beaucoup d’enregistrements, comme on recherche des traces qu’on enregistre en permanence, on est tout le temps avec nos classeurs et avec nos relevés, tout le temps ! Et on a besoin d’être à l’abri. On peut pas faire l’enregistrement sinon. J’ai essayé au début, avant qu’Henri mette en place les toitures, et on avait un mal fou. Et ce qui est très intéressant, c’est que ensuite, une fois qu’on a ces toitures, ces bâches et ces structures couvertes, ça nous permet de travailler à l’ombre et ça nous permet donc de réfléchir à ce qu’on fait en permanence, et donc de ne pas travailler de façon mécanique, mais de toujours réfléchir, suivre le fil de la truelle… Et c’est pour ça que je compare ça à un travail de laboratoire. Et l’intérêt ici c’est en plus, c’est qu’on a des milliers de traces qui ont été laissées par les Pompéiens du Ier siècle après Jésus Christ, lorsqu’ils sont venus brûler leurs morts, lorsqu’ils sont venus collecter les os des morts, lorsqu’ils les ont enterrés, lorsqu’ils ont construit les sépultures, et lorsqu’ils sont revenus ensuite sur les tombes pour célébrer les rites de commémoration, donc dans un climat d’émotion forte puisque c’est pas un moment anodin, qui fait qu’ils ont tendance à laisser beaucoup de traces, en fait. Et c’est ça qui est absolument remarquable, et donc ils laissent ces milliers de traces, c’est-à-dire ils apportent une lampe à huile, du parfum dans des flacons, et ensuite ils brisent les flacons, ils les repoussent, ils marchent, ils piétinent, tout ça génère une foultitude d’activités, de traces plutôt, et c’est ce qu’on relève, en fait.
Et c’est le recoupement, la répétition des observations qui permet de s’assurer et de restituer des gestes. Par exemple, lorsqu’on a une lampe brisée, à la fin de la crémation, la lampe est brisée volontairement et on la trouve fragmentée, sur place. Et on est capable de dire que le bris est rituel, que le bris est volontaire. Alors vous allez me dire oui, mais l’ustor, la personne qui met le bûcher a pu en reculant faire une fausse manipulation et marcher dessus par inadvertance. Mais c’est la répétition d’un même geste qui nous permet d’être sûrs que le geste est volontaire. Voilà. Et que donc cette lampe à huile brisée, elle est brisée à un moment clef de la séquence funéraire. C’est le bris qui rend visible le fait que le rite est accompli. Et on peut même dire que la lampe est brisée avant la collecte des ossements du défunt et le placement de ces restes dans l’urne. Parce que dans l’urne et dans les résidus de crémation qui sont déposés dans la tombe, on retrouve des fragments de la lampe. Donc forcément elle a été cassée juste avant.
Pourquoi une nécropole donne finalement beaucoup plus d’informations sur l’action humaine, que finalement ce qu’on pourrait enregistrer dans les cuisines, à l’intérieur de la ville, sur les pratiques culinaires, par exemple ? À l’intérieur de la ville, déjà, les sols sont nettoyés, donc la raison elle est toute bête : c’est-à-dire qu’à l’intérieur de la ville, on a beaucoup moins de traces, et beaucoup moins de traces en contexte ! Ici, les objets sont brisés sur place ! Y a pas de sacs poubelle et tout ça n’est pas évacué, tout est laissé en place. En fait, on cherche certes des gestes, quelque chose d’immatériel, mais on se rend compte que ce qui structure une partie de nos gestes, c’est le matériel, justement. La gestuelle rituelle est orientée par le matériel, hein, et par son utilisation. Et c’est finalement la lampe, et la flamme qui sort de la lampe, qui symbolise l’opposition entre les ténèbres de la mort et le jour de la vie qui finalement va donner le sens ! C’est pas la pensée qui donne le sens… On ne se rend pas compte à quel point nos gestes de la vie quotidienne sont impactés par notre environnement matériel… Et l’archéologue, il travaille sur quoi, du matériel et l’environnement du matériel. Donc on est en plein dedans, en fait.
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Transcript...
William Van Andringa – We have been working for fifteen years on one of the Roman necropolises of Pompeii. It lies south-southeast of the town; outside the walls, since the dead were not buried inside the city. And as we do a lot of recordings, as we search for traces that we record permanently, we are always with our files and with our measurement drawings, all the time! We need then to be protected from the sun or the rain. We cannot do the recording otherwise. I tried to work without in the beginning, before Henri puts up the roofs, and we had a hard time. What’s very interesting is that once we have these roofs, these tarps and these covered structures, it allows us to work in the shade and so we can think and concentrate on what we do continuously, and therefore not to work mechanically, but to always think, follow the thread of the trowel …
That’s why I compare it to a lab work. And in addition the interest here is that we have thousands of traces that were left by Pompeians in the 1st century AD, when they came to burn their dead, when they came to collect the bones of the dead, when they buried them, when they built the burials, and when they later returned to the graves to celebrate the rites of commemoration. All this in an atmosphere of strong emotion, because funerals are not a trivial thing, which makes people leave a lot of traces, in fact. This is what is absolutely remarkable: thousands of traces are left, meaning that the mourners bring an oil lamp, bottles of perfume, then they break the bottles, they push them away, they walk, they step on, all that generating a multitude of activities, traces rather, and that’s what we record.
And it is the cross-checking of information, the repetition of the observations, which makes it possible to reproduce the gestures. For example, when we find a lamp broken at the end of the cremation, the lamp had been broken intentionally and we find it fragmented, on the spot. In this case, we are able to say that the breakage is ritual, that the breakage is voluntary. You’re going to tell me, yes, but the ustor, the person who sets the pyre could have stepped back and walked on it inadvertently. But, it is the repetition of the same gesture that allows us to be sure that the gesture is intentional. This broken oil lamp is broken at a key moment in the funeral sequence. The breakage is the visible sign that the rite is accomplished. And we can even say that the lamp is broken before the collection of the deceased’s bones and the placement of these remains in the urn. Because in the urn and in the cremation residues that are deposited in the tomb, we find fragments of the lamp. So obviously the lamp was broken just before.
Why does a necropolis finally give much more information about human action, than what could be recorded in kitchens, inside the city, on culinary practices, for example? Inside the city, the floors are cleaned, so the reason is that simple. That explains why we find much fewer traces in the city, and much fewer remains in context! Here, objects are broken on the spot! There are no trash bags and all that is not evacuated, everything is left in place. In fact, we are looking for gestures, something intangible, but we realize that what structures a part of our actions is precisely the material. The ritual gesture is oriented by the material, and by its use. It is finally the lamp, and the flame that comes out of the lamp, which symbolizes the opposition between the darkness of death and the day of life that will finally give the meaning of the ritual! Meaning of action doesn’t come by the thought … We do not realize how much our everyday gestures are impacted by our material environment … The archaeologist works however on the material and the environment of the objects. We’re right on track in fact!
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Archéologue, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, William Van Andringa est un spécialiste des pratiques religieuses et funéraires du monde romain. À Pompéi en particulier, il s’attache à faire revivre les gestes de la vie ordinaire : effacés par le temps dans la ville, ces gestes demeurent lisibles dans les nécropoles, là où les familles et les individus sont revenus pour célébrer les funérailles, jour après jour, année après année, laissant ainsi une multitude de traces révélatrices de la structure même des comportements humains.
Archaeologist, directeur d’études at the École Pratique des Hautes Études, William Van Andringa is a specialist in religious and funerary practices in the Roman world. In Pompeii in particular, he focuses on the gestures of ordinary life: partially erased by time in the town, the conduct of people remain legible in the necropoleis, where families and individuals have returned to attend funerals, day after day, year after year, thus leaving a multitude of traces revealing the very structure of human behavior.