NESTOR présente

Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

L’EMPREINTE

Tapuscrit...

Commentaire – Un des bons côtés de l’Univers, c’est que tout ce qui s’y passe y laisse des traces, et que ces traces parfois demeurent, pour l’édification de ceux qui ne font que passer. Encore heureux, car sans cela, nous ne saurions rien sur rien, nous qui arrivons toujours trop tard, après la bataille, après le Déluge, après le Big Bang.

Le gibier a cessé d’avoir sa chance du jour où les premiers chasseurs ont scruté les premières marques de pas d’animaux. Bienheureux donc les ours du Muséum, dont on scrute les empreintes seulement pour savoir pourquoi, alors que l’ours brun se casse la figure sur la glace et préfère donc, dans sa profonde sagesse, hiberner, l’ours polaire, son cousin, pour qui on déroule le tapis de cérémonie s’y promène allègrement sans glisser, alors qu’il pèse près d’une tonne. La solution du mystère intéressait fort un fabricant de pneumatiques, qui cherchait le secret d’éviter l’aquaplaning. Il ne fut pas déçu : l’étude attentive des traces en mouvement révéla le rôle stratégique des coussinets de l’ours blanc, richement pourvus de poils antidérapants, et sous l’œil d’un microscope électronique à balayage, que ces poils étaient d’une structure conique, chassant l’eau au lieu de la garder. Le vingt-et-unième siècle sera peut-être celui du pneu à poils longs. L’étude avait été facilitée par le fait qu’on ne manque pas d’ours. L’affaire est moins évidente lorsqu’il s’agit d’espèces disparues.

Daniel Heyler, paléontologiste – L’empreinte est plus précise que le squelette, puisqu’elle nous donne l’empreinte de l’animal vivant ! Donc effectivement, avec la peau, la chair, la musculature, les écailles, les poils s’il y en avait et… Etc.! Bon, mais, quand vous avez un squelette, tout ça, c’est parti ! Par conséquent, quand nous, nous étudions, nous paléontologistes, ostéologistes, quand on étudie les os de la patte d’un animal sur un squelette complet, on a quelque chose qui n’est pas tout à fait ce que l’animal a laissé quand il avait sa peau, ses muscles, etc. On ne trouve jamais les fossiles là où on trouve les empreintes… Et la raison en est très simple, c’est que les conditions de fossilisation ne sont pas les mêmes… Le fossile, c’est l’animal qui est sur un sédiment… Inversement, quand il s’agit d’empreintes, c’est la surface du sédiment sur laquelle l’animal a marché qui enregistre un creux, mais il n’y a pas de matériau, c’est immatériel, une empreinte ! Un fossile, on n’est jamais absolument certain qu’il provient de l’endroit où il vivait… D’abord, il a pu lui-même se déplacer avant de mourir, ensuite même après sa mort, il peut être déplacé par des prédateurs, par des courants d’eau, par n’importe quel phénomène physique… Tandis que les traces, elles sont nécessairement autochtones, puisqu’elles sont imprimées dans le sédiment lui-même ! On est, c’est évident, là, ce n’est pas hypothétique, c’est une certitude, la trace, elle a été faite à l’endroit même où on la retrouve aujourd’hui… Et on a des tas d’exemples de ce genre, de témoignages de la vie active de l’animal… Et c’est, si vous voulez, un aspect particulier de la paléontologie, qui a l’habitude de l’animal mort !

Paul Ellenberger, paléontologiste – Avant les dinosaures, il y a eu un monde tout à fait étonnant, qui est celui des pré-mammaliens ! Les pré-mammaliens, ce sont donc les ancêtres absolument primitifs de ce que nous sommes aujourd’hui, des animaux qui étaient peut-être déjà à sang chaud, qui avaient déjà une tête constituée comme le sont les mammifères, à quelque chose près, à la différence des reptiles… Nous sommes dans un marécage, ici même, avec toutes ces craquelures que vous apercevez au sol, et qui sont encore des craquelures primitives… C’était une plage, avec un lac, remontant à 255 millions d’années ! Nous avons ici un autre modèle de ces empreintes tout à fait mystérieuses, qu’on n’aurait jamais imaginé trouver au permien, à l’ère primaire, de talons extrêmement marqués… De talons extrêmement marqués, et les orteils ici même, qui sont cinq… Le pouce, ici… Et voilà le contour de la trace… La patte avant qui est ici, avec le, enfoncée, avec une margelle, là on voit mieux ! Voilà de nouveau le pied droit, avec ses cinq orteils, un, deux, trois, quatre, cinq… Et le talon fortement marqué, la patte avant… De nouveau une autre ici, qui est le pied gauche, et le pied, le poing enfoncé, littéralement enfoncé dans la vase… Avec une énorme, une énorme margelle, tout autour de… remontée de la vase tout autour… Et ici l’animal traverse la piste d’un autre animal complètement différent… Celui qui a les traces, je ne vais pas le marquer, puisqu’on le voit très bien, des, comme des pattes de singe… Comme ça, comme ça, comme ça, et ainsi de suite… Regardez si c’est pas beau, ça, regardez si c’est pas beau… Regardez, regardez, regardez… Regardez, regardez… Ils sortent ! Ces animaux, comme on dit, ils sortent au coucher du soleil… Un autre type d’animal qui a des grandes griffures, donc, que je montre ici… Gauche, droite, gauche, droite ! Gauche, droite, gauche, droite, gauche… Tout ça, c’est ce qui se passait dans une journée, il y a 280 millions d’années… Une journée… Et puis il y a le vent qui est arrivé, qui a stabilisé le tout, ensuite il y a eu des milliers de mètres d’épaisseur de couches, qui ont protégé ça, sans l’écraser ! Sans faire ce qu’on appelle la compaction, ce qui est absolument un miracle ! C’est vrai qu’on voit comme au jour où ça s’est fait, une journée !

Jean-François Dars – Et depuis ?

Paul Ellenberger – Eh ben depuis… Eh bien depuis, il s’est passé bien des choses, les animaux, leurs successeurs ont évolué, jusqu’à la fin de l’ère primaire, ont survécu misérablement à l’époque secondaire, à l’époque des dinosaures, et leurs descendants sont sortis de leurs oublis, de leur oubli, leurs oubliettes, leurs terriers profonds, pour donner le monde des mammifères, de l’ère tertiaire, et finalement l’homme…

JFD – Qu’est-ce qu’on saurait de tout ça, sans les traces ?

Paul Ellenberger – Eh bien, sans les traces, on ne comprendrait rien ! Oui, un animal meurt une fois, il n’a qu’un seul squelette ! Qu’un seul et unique squelette, et quand il tombe dans l’eau, il se conservera peut-être dans la boue… S’il meurt dans une steppe ou un désert, il disparaît… Tandis que les traces demeurent, un animal fait cent mille traces, un million de traces dans sa vie ! Ça fait qu’on a beaucoup plus de chances de voir ce qui existait réellement à chaque époque géologique, par les traces, que par les squelettes…

Commentaire – Mais les squelettes ont quand même un avantage : on peut toujours y graver une œuvre qui traversera les siècles pour se retrouver dans les cavernes du Louvre, là où ronronne le microscope électronique à balayage, toujours lui, qui voit net sur toute la profondeur de l’objet qu’il regarde et perçoit donc les moindres reliefs, y compris ceux d’une baleine magdalénienne écrasée par un cerf magdalénien.

Carole Fritz, archéologue – En fait, ici, nous sommes à l’intersection de la ganache du cervidé, c’est-à-dire la partie inférieure de la tête, qui arrive ici, et du départ de la ligne de dos de la baleine… Et à cet endroit-là, on voit très bien, en grossissant encore un peu plus fort, que le trait de la ganache du cervidé entame le trait du cétacé… Et donc on peut dire que le cervidé a été gravé après la baleine… Quand un outil va entamer la surface osseuse, on va avoir un endroit où l’outil va commencer son entame, il va faire son trait, puis, à la fin de ce trait, il va quitter la surface… On peut repérer ces débuts et cette fin de trait, et on a donc le sens du tracé… Donc sur cette pièce, avec le cétacé et le cervidé, on peut reconstituer le sens du tracé, et dire dans quel sens le silex s’est déplacé à la surface de l’os… On arrive donc à visualiser tout le mouvement de la petite pièce en os dans la main du Magdalénien au moment où il a gravé l’objet…

Commentaire – Que l’empreinte soit le plus court chemin pour restituer la réalité, Bernard Palissy l’avait déjà compris. Le 19e siècle a fait de ce huguenot ardent un précurseur de la libre-pensée et de la science triomphante. Il songeait plutôt, via le moulage, à offrir au Créateur une copie conforme de Sa Création, en guise de chant d’amour. Il moulait donc allègrement tout ce qui lui tombait sous la main, mort ou vivant, et si vivant, plus pour très longtemps ; ce qui en fait indiscutablement un précurseur, au moins dans le domaine des animaux de laboratoire.

Thierry Crépin-Leblond, historien d’art – Voilà, c’est tout, tous ces fragments concassés qui ont servi à combler un four de tuilier abandonné, sur le site des Tuileries, c’est-à-dire, c’est le résultat de l’activité de Palissy et de son équipe… Et les débris, à la fois de la Maison aux Coquilles, c’est-à-dire de sa grotte, dans le jardin des Tuileries, et les débris du fonctionnement de son atelier, ont été évacués du site quand on a fait les jardins, au début du 17e siècle, et donc on a tout entassé dans ce four abandonné, où heureusement l’archéologie a pu les retrouver… Et il s’agissait, dans le décor de cette grotte, commandée par Montmorency, mais en fait montée aux Tuileries pour Catherine de Médicis, d’obtenir un effet extrêmement subtil… Quand on voit notamment ce qu’il arrive à faire comme petites bêtes…Voilà par exemple un corps de lézard où tout le grain de la peau se retrouve… Il y a une qualité de réalisation, de texture, d’émaillage, une qualité de vie, qui est vraiment propre à Bernard Palissy… Il a fallu une terre suffisamment fine pour saisir l’empreinte elle-même et tout ce grain de peau que l’on retrouve ici, pour arriver à ce niveau de qualité… Mais c’est là qu’on sent qu’il allait au-delà de la simple commande d’une grotte, il voulait vraiment recréer la Nature… Ce charmant animal est en fait un phoque… A cette époque-là, c’est-à-dire au milieu du 16e siècle, certains de ces phoques venaient encore s’échouer sur les plages de Saintonge… Donc il semble bien que nous sommes ici en face d’un moule pris sur un animal retrouvé sans doute mort au bord d’une plage, au moment où Palissy avait son atelier à Saintes… Bernard Palissy faisait des expériences de moulage sur nature, et parmi ses expériences, il s’était fait donner des cadavres, sans doute de condamnés, pour les mouler et les reproduire… Alors, nous avons retrouvé les moules et voici les tirages, donc les tirages de ces cadavres encore enveloppés dans leur linceul… Tirages modernes, du musée Carnavalet, représentant à la fois l’homme, avec tous les détails anatomiques rendus, une partie du visage, on voit bien qu’ici ce n’est pas le visage qui l’intéressait, mais bien la façon de reproduire le torse englouti dans le linceul…  Mais pour retrouver son souci de l’humain, qui ne le quitte pas, voilà par exemple un essai de décor pour cette grotte, qui est le moule d’un personnage drapé à l’antique… Et voici la vision en creux de la figure d’une de ces jeunes filles… Je crois qu’il y a autour de lui toute une série d’actions, empreinte intellectuelle, empreinte morale, empreinte religieuse, et c’est en ça que l’empreinte de la Nature peut se sentir comme l’effet qu’une Nature organisée a sur l’homme, mais en même temps, comment l’homme, par le biais de ces céramiques, peut essayer de recréer cette même empreinte, et donc de les modifier à son gré…

JFD – Les empreintes disparaissent, elles s’effacent…

Thierry Crépin-Leblond – Ben, sauf les moules…

Commentaire – Même le canon d’une arme à feu possède une âme, mais c’est une âme avec des rayures, qui marquent les projectiles de leur empreinte. Dans un puits moyenâgeux de la Conciergerie, pour savoir de quelle arme provient la balle trouvée sur le lieu d’un crime, on tire quelques balles dites de comparaison, la comparaison étant l’alpha et l’oméga de la police scientifique. Et ce qui vaut pour les armes vaut aussi pour les doigts de la main.

René Clément, inspecteur de police – Alors, la main détendue… On laisse rouler le doigt… Décontractée, complètement molle, la main… Le pouce… Le pouce écarté, le bras baissé… Et la main molle… Bien à plat, mais molle… Décontractée au maximum… On n’appuie pas, c’est moi qui appuie…

René Clément – Là, vous avez cette fiche qui est dans le fichier, et puis là, je compare avec une empreinte que j’ai relevée à l’instant sur un individu… Et je m’inquiète de savoir si cette personne est la même que celle-ci… Quand j’ai des doutes, je regarde les points caractéristiques de l’empreinte… Je vois par exemple ici un arrêt de ligne… Je le retrouve ici… J’en retrouve un ici… Je le retrouve là… Ici, vous avez un delta… Ici, vous avez un delta… Ici, vous avez une bifurcation… Je retrouve la bifurcation ici… Ne pas trop se, s’attarder sur les cicatrices… Pourquoi, parce que si la cicatrice est superficielle, elle peut disparaître quelque temps après… À chaque type d’empreinte, vous avez un type de numéro… Le zéro, c’est le doigt amputé, par exemple… Vous avez le trois, ben, c’est les boucles à gauche, le quatre, c’est les boucles à droite, le six, c’est les boucles concentriques, etc.

JFD – Vous, le nom, ça ne vous intéresse pas tellement…

René Clément – On le regarde au départ, pour voir si la personne est déjà connue dans notre fichier… Si la personne est déjà connue, on matérialise son second passage, ou son X passage, par un in… l’imposition d’un index, sur la fiche… Si la personne n’est pas connue, eh bien on fait un jeu de deux fiches, une fiche nominative et une fiche numérique, et si la personne est connue et qu’il a changé de nom, eh bien là, comme on peut pas le reconnaître au nominatif, on fait la recherche à la formule décadactylaire… La signalisation d’un individu consiste à relever deux fiches, une fiche nominative et une fiche numérique… Tout le système repose sur ce jeu de deux fiches… Faut se mettre à la place d’une personne qui a été repérée par la police, elle a été jugée, elle est en sursis, par exemple, et puis elle commet une nouvelle bêtise, et elle se dit, son premier réflexe, c’est de se dire, bon, ben, je vais changer de nom ! Pour pouvoir échapper à la justice !  Toutes ces fiches-là, avec le nom de Bourgeois, Bourgeois Éric, Adolphe, 11 février 60, né à Paris, 4e… On pourrait croire à première vue que c’est le même individu, eh bien non, c’est six, sept personnes différentes… Et ce qui complique terriblement la tâche, c’est que ces sept personnes ont chacune plusieurs alias… Ce qui fait que vous vous mettez à la place d’un juge devant sa procédure, il voit apparaître le nom de Bourgeois Éric, à qui a-t-il affaire ? Il a le choix… Ce sont sept personnes différentes, puisque les empreintes sont différentes ! Sur chaque fiche, vous avez à chaque fois « Bourgeois Éric n’est pas le même que Bourgeois Éric signalisé tel jour à telle date, n’est pas le même que Bourgeois Éric signalisé tel jour à telle date », puisque vous avez sept personnes qui ont le même état-civil. Mais heureusement encore, elles n’ont pas été signalisées toutes le même jour ! Donc à chaque fois, la petite mention que l’on fait sur la fiche est la suivante, « n’est pas le même que, n’est pas le même que, n’est pas le même que », sur chaque fiche… Et puis alors quand vous avez un alias, eh bien alors là, vous mettez une notion différente, cette personne est la même que celle qui a été signalisée sous le nom de X, à Paris, le tant. Vous avez deux notions, la notion  « n’est pas le même que » et la notion d’alias…

JFD – Le fichier tel qu’il est, il existe depuis quand ?

René Clément – Depuis le début de ce siècle…

JFD – Mais vous ne conservez pas les empreintes depuis le début du siècle, quand même…

René Clément – On les garde quatre-vingt-dix ans !  On vient de supprimer récemment le fichier des personnes nées en 1890… 1890-1900…

Extrait du film À nous la liberté, de René Clair – Vous qui désirez un emploi, dites-nous votre nom, votre âge, marquez l’empreinte de vos doigts, retournez-vous et marchez droit, nous vous donnerons de l’ouvrage…

Commentaire – Le plantureux fichier manuel est depuis peu progressivement avalé par la vaste panse du fichier automatisé, qui relie tous les services de police scientifique, gendarmerie comprise. L’ordinateur à estomac d’autruche absorbe goulûment toutes les empreintes dont on le nourrit, et en repère en un clin d’œil, toujours par comparaison, les douze points de concordance  nécessaires à l’identification d’une trace, relevée, elle, sur le lieu d’un crime ou délit. Les grandes clôtures qui contiennent de plus en plus finement les remous du malheur ont commencé avec l’ère industrielle : déplorant la désinvolture des commerçants bengalis à l’égard des contrats écrits, sir William Herschel, fonctionnaire anglais en Inde, les fit signer de l’empreinte de leurs doigts, supposée avoir un caractère vaguement magique. Et comme le procédé se révélait efficace, Herschel passa de la magie à la logique et jeta les bases de la dactyloscopie. Le ver était dans le fruit. En France, Bertillon fut le premier à confondre un assassin, lors de l’affaire Scheffer, par la comparaison des ses empreintes avec une trace de doigt laissée sur une fenêtre brisée. Et pourtant, il ne croyait guère, au début, aux empreintes digitales. Son goût était plutôt de tout mesurer, oreilles, fronts, écartement des yeux, d’épingler le crime ou le désespoir de face et de profil, seul ou en groupe, et de cerner l’humanité par l’anthropométrie. Plus implacable encore s’annonce l’empreinte génétique, ne serait-ce que parce qu’il est inutile de porter des gants pour s’en protéger. Plus le fretin se fera menu, plus les mailles du filet iront en rétrécissant. Identité, paternité, filiation, l’empreinte génétique révèle chez tout individu un profil qui n’appartient qu’à lui, sauf dans le cas de vrais jumeaux, un profil qui se lit en dehors des gènes, dans les parties non-codantes de l’ADN. Il suffit de disposer d’une cellule à noyau, qu’on récupère aussi bien dans la salive ou la peau, que dans un spermatozoïde ou le bulbe d’un cheveu.

Luc Rexach, généticien – Il s’agit justement de caractériser des échantillons par les éléments d’ADN qui les composent après amplification, de manière à pouvoir soit différencier, soit pouvoir dire que deux échantillons sont identiques de par leur composition génétique…

JFD – Quels types d’actes criminels arrivent chez vous ?

Luc Rexach – Ah, malheureusement, de tous genres et de tous ordres, assassinats, meurtres, viols, abandons d’enfants, découvertes de cadavres… Et je dirais, plus simples, des vols, vols à main armée, quand les individus laissent des traces sur les lieux, des traces biologiques…  Un individu qui utiliser une cagoule dans un vol à main armée, si on récupère la cagoule, on risque de retrouver des cheveux… Par exemple…

Une laborantine – Parfois, nous avons des toutes petites traces de sang comme ça, donc nous avons recours à la technique de prélèvement sur fil, donc c’est du fil à repriser, quatre brins, que nous entourons autour d’une pince…  Ensuite, nous allons prélever cette petite tache…

Le généticien – Pour qu’on puisse attribuer à un individu l’origine d’une tache de sang, on va multiplier les sondes et on va donner une probabilité, en disant que le profil génétique ne se retrouve qu’à une fréquence de, une personne sur dix, sur vingt, sur un million, sur dix millions, sur la population mondiale, donc en allant vers une certitude et en pouvant attribuer à coup sûr l’origine d’une tache comme provenant de l’individu X ou Y…

Commentaire – Déjà excellentes pour débrouiller les affaires de famille les plus balzaciennes, les techniques génétiques sont également bien commodes lorsqu’il s’agit d’améliorer toutes sortes d’animaux bons à manger. Pour sélectionner les meilleurs géniteurs chez le bar, il faut que tout le monde soit élevé dans les mêmes conditions, donc dans le même bassin. Et là, la maman du poisson a beau être bien gentille, même une vache n’y retrouverait pas son veau. Il suffira pourtant, pour dire quels petits poissons mériteront de devenir grands, d’un bout de nageoire ou d’une goutte de sang. Quant aux gènes proprement dits, dans les zones codantes de l’ADN, ils permettent de remonter les cousinages, et pas n’importe lesquels : ceux qui retracent l’évolution des espèces, recoupant parfaitement les grandes lignées de la paléontologie classique.

André Adoutte, généticien – Tous les êtres vivants qu’il y a sur la planète aujourd’hui  dérivent d’un seul ancêtre commun, d’une cellule qui a existé il y a très, très longtemps sur la Terre, il y a environ quatre milliards d’années, trois milliards et demi, quatre milliards d’années…  Le matériel génétique des cellules, leur ADN, se duplique, à chacune des générations… Ce matériel se duplique, ce matériel est fait de très, très longues séquences de lettres, juxtaposées les unes à côté des autres, qui constituent les gènes, cette duplication est, en gros, extrêmement fidèle, c’est-à-dire que deux cellules nées de la duplication d’une cellule ont le même matériel génétique, les mêmes séquences d’ADN, mais il se produit de temps en temps des mutations, de petites altérations dans ce matériel génétique, dans cette suite de lettres qui constitue le message génétique…  Et ce que nous regardons aujourd’hui, quand nous regardons l’ADN des cellules actuelles, et que nous prenons un gène donné, dans deux espèces différentes, c’est le résultat, donc, de ce très long processus de duplication, suivi de petites, de l’accumulation de petites modifications…  Eh bien, il est resté sous forme de ces différences, qui se sont accumulées au cours des temps, il est resté une trace de l’histoire évolutive des êtres vivants, et on reconstitue, on arrive à reconstituer toutes ces filiations progressives, toutes ces relations de parenté des êtres vivants les uns avec les autres, en analysant les séquences des organismes actuels, en les comparant les unes aux autres, et en reconstituant de grands arbres phylogénétiques, qui raccordent ces organismes en groupes de plus en plus apparentés… Il reste finalement présent dans le génome de tous les êtres vivants actuels, à la fois une empreinte des gènes qu’il y avait dans leur ancêtre commun, à tous ces êtres vivants, la, le gène lui-même est encore là, y a donc à la fois une empreinte, si je peux dire, très, très lointaine, et puis y a l’empreinte progressive de toutes les modifications qui se sont introduites au cours du temps, et qui elles vont constituer autant de signatures qui rapprochent ces organismes les uns des autres…

Commentaire – À peu près à l’époque où la première bactérie dupliquait sa première empreinte, la Lune cessait d’en recevoir, après avoir longtemps subi l’équivalent de ce qu’une caméra du CEA vient de filmer : l’impact sur une planète de fragments de météorites, ici les débris de la grande comète Shoomaker-Levi s’écrasant à la surface de Jupiter.

Jean-Pierre Bibring, asstrophysicien – La Lune, par exemple, est bourrée de cratères d’impact… Pourquoi est-elle bourrée de cratères d’impact ? Eh bien en fait, parce que tout à fait au début de l’histoire du système solaire, il n’y a pas que les planètes actuelles et les satellites qui étaient formés, il y a des quantités et des quantités d’autres objets qui étaient présents, et ces autres objets se sont fracassés violemment les uns sur les autres, il se trouve que, si on avait fait une photo de la Terre tout à fait au début, la Terre ressemblait à l’époque à ce qu’est aujourd’hui la Lune ou Mercure, des cratères d’impact par millions, par milliards, absolument partout… La Lune a gardé ces empreintes… Pourquoi ? Parce que on peut montrer que plus les corps sont petits, plus ils sont restés froids, et donc moins ils ont été transformés, moins ils ont été modifiés… Les astéroïdes, les comètes, sont les corps les mieux préservés… La Lune a gardé les empreintes du premier milliard d’années de son évolution… Puis Mercure un peu plus tard, puis Mars a évolué encore un peu plus, et puis s’est éteint, et la Terre bouge toujours… Donc sur la Terre, on ne retrouve pas les empreintes du tout début de l’histoire du système solaire, qui était sa propre histoire, sur la Lune on peut faire cela… Donc en étudiant la Lune, quelque part, on étudie le premier milliard d’années d’évolution de la Terre… Alors, l’autre chose incroyable, c’est que non seulement on peut voir les traces de toute cette évolution, mais on peut même les dater, c’est-à-dire que l’empreinte signe en plus son âge, si je puis dire… Pour une raison toute simple, exactement comme les gens savent à propos du carbone 14, c’est ce qu’on appelle la radioactivité, à tout moment, un certain nombre d’objets ont figé dans leur volume des espèces qui en se désintégrant en d’autres, permettent, simplement par comptage de particules, de savoir à quel moment ce système s’est formé… Quand je vous dis que la Lune est restée figée comme ça depuis plus de trois milliards d’années, c’est qu’effectivement, en étudiant un échantillon de la Lune, on peut montrer qu’il n’a pas bougé depuis plus de trois milliards d’années… Les seules modifications de la surface proviennent du fait qu’il y a encore un bombardement de météorites qui sont des petits débris d’astéroïdes et de comètes qui font un labourage de la surface, un labourage extrêmement lent, actuellement, il faut à peu près un million d’années pour labourer un millimètre… Si bien que toutes les traces des pas des cosmonautes, qui mesurent plusieurs millimètres, vont rester pratiquement sans modifications pendant plusieurs millions d’années… Il faudra attendre cinq à dix millions d’années pour que ce lent bombardement de météorites arrive à nettoyer ces empreintes…

Valérie de Lapparent, astrophysicienne – L’idée est de comprendre quelle est la répartition de la matière à très grande échelle dans l’Univers… Et la matière apparaît essentiellement sous forme de galaxies. Les galaxies ne sont pas distribuées uniformément dans l’espace, elles forment des espèces de coquilles, qui en leur centre contiennent des régions très vides… Donc là, on peut imaginer que l’intérieur des bulles correspond à ces vides, et que les coquilles, là où se trouve la mousse de savon dans cette image, c’est là que se trouvent les galaxies… Et cette carte, c’est une carte topographique des variations de température du rayonnement fossile… Lorsque le Big Bang a eu lieu, le Big Bang a laissé dans le champ de matière des petites rides, des fluctuations, c’est-à-dire qu’il y a eu des déplacements de matière, des endroits où il y avait un peu plus de matière, et d’autres où il y en avait un petit peu moins… Et ces fluctuations de matière ont laissé une empreinte sur le rayonnement fossile, qui est en fait la signature de cette explosion du Big Bang, le rayonnement fossile que l’on détecte dans toutes les directions du ciel, avec une extrême isotropie, c’est-à-dire la même amplitude, la même intensité et la même distribution d’énergie dans toutes les directions… Cependant, le satellite COBE a détecté des rides, des variations dans cette isotropie, qui sont extrêmement faibles, mais qui cependant sont réelles, COBE les a mesurées, et ces rides sont l’empreinte des fluctuations de matière dans l’Univers, au moment du Big Bang… Et l’Univers que nous observons provient de ces fluctuations de matière, qui ont évolué sous l’effet de la gravitation, et qui ont donné les structures que nous observons actuellement, et l’Univers dans lequel nous vivons…

Claude Detraz, physicien – Chercher l’empreinte des particules, c’est déjà un paradoxe… C’est-à-dire chercher leur place, alors que par nature, les particules qu’on étudie sont des particules atomiques, donc qui appartiennent à un monde infiniment petit, où la mécanique quantique s’applique, et où une des caractéristiques de la réalité physique, c’est qu’une particule, comme on le sait, n’a qu’une probabilité de présence… Elle peut être à la fois ici et ailleurs… Ici et là, avec des probabilités différentes, mais qu’elle est en même temps ici et là… Et que par conséquent, trouver sa trace, voir son empreinte, définir là où elle est, est presque une contradiction essentielle avec ce qu’elle est, et puisqu’elle existe, elle ne peut pas être ici, puisque c’est une particule quantique, on ne peut pas en voir véritablement sa trace… Donc pas d’empreinte, et pourtant, nécessité de voir pour comprendre…

Anne Papillault – Et pourtant, ils les voient dans les détecteurs…

Claude Detraz – Ils les voient dans les détecteurs… Ils voient le souvenir d’une présence, l’indication d’une présence…  Ces particules ténues laissent dans un détecteur une conséquence qui n’est plus microscopique, mais qui est à notre échelle… Petite encore, mais qui est à notre échelle, et qu’on amplifie, et qui représente la réalité de la particule qui est passée… Une particule qui passe à travers un, ce qu’on appelle un cristal scintillant, qui excite les atomes, et quelques petits photons gardent la mémoire de ce passage… Ces petits photons précieux, y faut les collecter, ce petit signal lumineux, il faut le transformer par effet photoélectrique en un tout petit signal électrique, et après ça, avec une délicatesse extraordinaire, il faut arriver à l’amplifier électroniquement, pour le transformer en un signal de quelques volts, qu’on transporte sur un câble… Donc vous voyez, ce qui reste toujours dans le détecteur, c’est le passage de la particule quantique, minuscule, à un signal observable, à notre échelle…  On retrouve donc une image complète, refabriquée par l’ordinateur, mais qui apparaît aussi sur un écran coloré, avec des trajectoires superbes, comme si on y était… Alors qu’on n’y était pas…

Commentaire – Et que la particule non plus n’y était pas, tout en y étant, comme le chat quantique de Schrödinger, qui est là et pas là en même temps, comme aussi son cousin le chat qui s’en va tout seul de Kipling, pour qui tous lieux se valent. Question d’empreinte affective, même chez les chats newtoniens. Pour imprégner un animal nouveau-né, il suffit de lui présenter, à la naissance et pendant qu’il est réceptif, un individu ou objet quelconque qu’il prendra pour sa mère et à l’espèce de qui il s’identifiera. Il y a ainsi des oies qui se prennent pour des ULM et des canards pour des boules de billard. Selon les espèces, ça marche plus ou moins longtemps.

Bruno Condé, zoologiste – Alors chez le chat sauvage la période sensible est courte, elle se situe dans les jours qui suivent l’ouverture des yeux, c’est-à-dire entre huit et quinze jours, si vous voulez, c’est à ce moment-là, par élevage au biberon, qu’on a toutes les chances d’obtenir une empreinte…

JFD – Comment on s’y prend ? Pour imprégner ?

Bruno Condé – On se présente à eux, moi, on ne leur montre jamais leur vraie mère, bien sûr, les oies de Konrad Lorenz, c’est classique, alors si on a affaire à un animal social, comme l’oie, c’est une chance ! Parce qu’elle reste, elle reste avec la famille… Pendant très longtemps… Alors qu’avec un chat, qui est un animal solitaire, vous ne pouvez pas dépasser l’âge adulte…  Et alors, la chose la plus remarquable, c’est le ronronnement… Car le ronronnement est une vocalisation du jeune vers sa mère… Et sans empreinte, il n’y a pas de ronronnement… Et dès que ça ronronne, il y a empreinte… Ça, c’est tout à fait caractéristique…  Bon, alors, ce ronron va disparaître progressivement quand l’animal devient adulte…  Un chat sauvage, à partir de l’âge de huit mois, neuf mois, cesse de ronronner, ou ne ronronne que très exceptionnellement…  Ça, le ronronnement d’une femelle sauvage, personne ne l’a jamais entendu… Je ne vous dis pas que ça n’existe pas… J’en ai une qui a ronronné un tout petit peu en train de mou… Au moment de… Enfin, dans le coma…  On l’a eue à quatre jours, elle pesait 183 grammes, et elle est restée dix-sept mois… C’est le max, la durée maximum de cohabitation, si j’ose dire, les mâles sont tous terminés avant un an… Ou au plus tard à un an… Et la femelle est restée avec nous jusqu’à dix-sept mois…

JFD – Qu’est-ce qu’ils sont devenus, tous vos chats imprimés ?

Bruno Condé – Les chats ? Bien, les imprégnés sont tous partis ! Tous… Sans exception… Et on ne les a pas retenus, parce que, on n’avait pas de raisons de le faire…

JFD – Ils ne vous ont pas laissé leur empreinte ?

Bruno Condé – Bah, non… Non… Je pense pas… Ben, remarquez, l’empreinte, je vais pas vous raconter l’histoire d’Ophélie, quand même…  Que l’empreinte peut jouer dans les deux sens… Et que ma fille ayant fait son expérience, sa première expérience maternelle avec un chat sauvage prénommé Ophélie, lorsqu’elle a eu sa première fille, eh bien, elle l’a appelée Ophélie… Comme quoi…  Alors là, c’est un chat, peu de temps avant son départ, d’ailleurs, et y ronronnait, le soir, dans le salon, sur le tapis…

Boris Cyrulnik, psychiatre-éthologue – Le problème de la biologie de l’empreinte, c’est que c’est fortement associé à la mémoire… Et notamment à l’acétylcoline, qui est le neuromédiateur qui est le socle biologique de la mémoire…  L’existence de la lenteur du développement du système nerveux humain fait que l’empreinte n’est pas du tout chez l’homme une période critique, comme chez le caneton, où ça dure trois heures… Et pendant trois heures, il a une hyperaptitude à toute mémoire, il peut être imprégné à tout objet qui passe dans son champ visuel à ce moment-là…  Chez les mammifères, l’empreinte n’est plus de trois heures, elle est de plusieurs semaines, comme chez le chien et chez le chat…  Chez le petit d’homme, qui appartient à l’espèce vivante dont le système nerveux se développe constamment, puisque même dans les maladies d’Alzheimer, on constate encore des bourgeonnements des neurones, c’est-à-dire que même au moment où le cerveau fond, eh bien d’autres neurones continuent à bourgeonner et à se développer au même moment, donc on appartient à l’espèce vivante qui se développe à perpétuité, eh bien là, l’empreinte est encore plus diluée, et probablement, elle va durer plusieurs années… Et le bourgeonnement synaptique est intense pendant les vingt-cinq premières années, même s’il continue de manière moins intense par la suite… Donc déjà, il y a un correctif évolutif important, chez le caneton c’est trois heures, chez l’homme, c’est vingt-cinq ans et probablement toute la vie… Parce que l’acétylcoline, tant que l’organisme sécrète l’acétylcoline, il peut apprendre des phénomènes nouveaux… Le deuxième facteur qui modifie beaucoup l’empreinte chez l’homme, c’est la parole, l’existence de la parole… C’est-à-dire que dès que la parole se met en place, à ce moment-là, ce qui provoque l’émotion qui va favoriser l’hypermémoire, c’est pas tellement l’objet, mais c’est ce qu’on va dire autour de l’objet… C’est-à-dire que désormais, l’émotion déclenchée par une parole ou par un énoncé verbal, va rendre l’organisme réceptif à une classe d’objets… Donc désormais, c’est plus seulement une perception, qui va imprégner l’homme, mais c’est ce que signifie cette perception, c’est-à-dire la réaction de l’environnement humain qui va mettre l’emphase, qui va souligner un objet et éteindre l’autre… C’est-à-dire qu’il faut un cerveau pour être imprégné, le cerveau est nécessaire, et il est totalement insuffisant, parce qu’il faut aussi une parole prononcée par un autre, pour sensibiliser l’organisme à une empreinte… Donc chez l’homme, il y a une double naissance, la naissance biologique, puis la naissance à la parole, et l’empreinte humaine est déterminée par cette double naissance de la condition humaine… Une fois que l’âge arrive, la synthèse de l’acétylcoline, qui est un neuromédiateur qui se passe entre les deux synapses, qui stimule la synapse, la deuxième, la synapse réceptrice, et qui la rend réceptive à toute information… Si l’acétylcoline est moins synthétisée, le deuxième neurone est moins stimulé, et les événements ne sont plus mis en mémoire… Donc on voit ça chez les âgés, de manière physiologique, on le voit particulièrement dans la maladie d’Alzheimer… Et on voit que les polyglottes oublient les langues dans l’ordre inverse de l’apprentissage… C’est-à-dire que les gens qui parlent six langues oublient d’abord la sixième, puis la cinquième, et c’est seulement, et c’est la première imprégnée qui reste la mieux tracée comme dans l’effet palimpseste, c’est-à-dire comme sur les parchemins, quand les moines inscrivaient le premier texte où la peau était vierge et où la peinture diffusait très, très bien, alors que, ils lavaient le parchemin ils inscrivaient un deuxième texte qui s’imprégnait un peu moins bien, un troisième texte qui s’imprégnait encore moins bien… Donc, c’est ce qu’on appelle l’effet palimpseste de la mémoire, auquel personne n’échappe, qui fait que les premières traces sont les plus profondes et resteront toute notre vie…

JFD – Que serions-nous sans empreintes ?

Boris Cyrulnik – Que serions-nous sans empreintes ? Je pense qu’on n’aurait pas d’identité… C’est-à-dire que sans empreintes, sur le plan biologique, on serait comme le poussin non-imprégné, on serait confus… Et on le voit par exemple dans les traumatismes crâniens, où les informations ne sont plus traitées par le cerveau, ça part dans tous les sens, donc l’empreinte ne fonctionne plus, et les gens, n’ayant plus d’empreinte, n’ont plus de code d’action, et n’ont plus de perception claire… Donc ils sont dans un monde confus, ils ne comprennent plus, ils savent plus se déplacer, ils n’ont plus de code d’action… Donc sur le plan biologique, on ne pourrait pas se comporter… Sur le plan psychologique, on n’aurait pas d’identité… On ne pourrait pas dire  » je suis celui qui « … Donc n’ayant pas d’identité, pourquoi être homme ou femme, pourquoi être français ou étranger, pourquoi être riche ou pauvre, pourquoi être mort ou vivant… Donc sans empreintes, biologiquement, on serait confus, psychologiquement, on serait personne…

Commentaire – Et immunologiquement, on serait démunis. Alors que tous nos autres gènes sont reproduits par photocopie en miroir, ceux que les lymphocytes, nos oies du Capitole, passent leur temps à inventer à partir de pièces détachées prélevées dans des gènes existants, sont des structures entièrement nouvelles et toutes différentes, pré-empreintes de pré-réponses à l’imprévu extérieur. Puis ils se structurent en réseaux, entre mémoire et conscience, construisant notre double immunologique à partir de l’empreinte de notre expérience biologique.

Antonio Coutinho, immunologiste – Vous savez, en biologie, on est bien instruit qu’il n’y a aucune molécule dans l’organisme qui ne soit pas l’empreinte de quelque chose d’autre… Et par conséquent, ce qui était étrange en immunologie, jusqu’ici, c’est comment on pourrait avoir toutes ces molécules qui n’avaient pas de complémentarité interne… Donc comment on pourrait avoir toutes ces empreintes potentielles qui n’étaient pas de vraies empreintes internes… Et là, cette théorie du réseau immunitaire est justement venue, pour compléter la partie théorique de l’immunologie nous disant que, non, non ! Le système lui-même est si divers qu’il se donne à soi-même ses propres empreintes internes… Et c’est cela qui a été la révolution, je crois, conceptuelle, de l’immunologie, depuis vingt ans, qui a vraiment apporté la notion  d’empreinte à l’immunologie, parce que ça, pour les biologistes, c’était impossible ! De faire une empreinte, donc de composer une protéine sans avoir l’information génétique pour le faire… Donc il n’y a pas la possibilité de faire une empreinte comme ça, de changer la structure d’une protéine, par quelque chose d’extérieur… Et c’est pourquoi, je crois que tout ce qu’on a appris de l’évolution moléculaire et particulièrement dans le système immunitaire, de cette énorme diversité, qui est l’empreinte de soi-même, si vous voulez, c’est à cause de cet enrichissement théorique, qu’on est revenu à une notion d’empreinte interne, et de maintien et de sélection des composants du système dans sa propre dynamique à partir de complémentarité d’empreintes, si vous voulez, internes…  Et c’est pourquoi, de plus en plus, on parle d’un système immunitaire en réseau, un réseau de composants, d’anticorps, de lymphocytes, et comme ça, qui se reconnaissent les uns aux autres, et dont l’arrivée d’un virus ne vient que perturber cet équilibre dynamique qui s’est établi à partir de la naissance, et qui s’est établi surtout autour de la composition du soi, comme on dit, autour de la composition de l’organisme lui-même… On arrive à la conclusion que le système immunitaire, ce n’est pas du tout seulement pour nous protéger contre quelque chose de l’extérieur, mais c’est surtout et aussi pour qu’on se connaisse à nous-mêmes, du point de vue moléculaire…  C’est une espèce de « awareness », je sais pas comment on dirait cela en français, une espèce de « conscience » entre beaucoup de guillemets des deux côtés, de ce qui est le soi moléculaire et des altérations que ce soi moléculaire souffre au cours d’une vie, l’expérience des contacts avec l’extérieur, mais aussi l’évolution, avec l’âge, du soi lui-même ! Donc cette connaissance de ce qu’est le soi, c’est la première chose que le système immunitaire fait, et c’est donc une espèce de ce qui pourrait être, au niveau moléculaire, pour les molécules et pour les cellules de l’organisme, ce qu’on croit qu’est le cerveau au niveau des autres niveaux d’information, qui concernent l’organisme des vertébrés…

Commentaire – L’empreinte du soi a commencé dans la glaise, entre Tigre et Euphrate, il y a plus de quatre mille ans, quand la Mésopotamie, avant même d’inventer l’écriture, a inventé le sceau. Il servait, déjà, à fermer les paquets et les jarres en même temps qu’à signer, au sens fort : mon sceau, c’est moi. D’abord simple cachet, il est ensuite devenu sceau-cylindre, qu’on roulait sur l’argile molle. Alors qu’il avait tout pour devenir l’ancêtre des rotatives, il n’a jamais rejoint l’écriture, tout à sa fonction de signature et d’identification.

Michel Pastoureau, historien – Voici une charte du 15e siècle, qui possède encore son sceau, qui pend au bas de la charte, quand le destinataire reçoit ce document, il est replié comme ceci, il l’ouvre… Il y a un texte en écriture du 15e siècle, très long, ici… Et au bas, donc, la personne qui s’est engagée à donner, à respecter certains droits, à remettre telle ou telle terre ou tel ou tel objet à tel ou tel autre personnage, à sceller le document, et donc cela engage sa responsabilité et sa crédibilité…  Les sceaux sont des objets bifaces, les empreintes de sceaux… D’un côté une grande image, de l’autre une petite image, ou bien, chose plus étonnante encore, d’un côté le type principal, et de l’autre une empreinte digitale qui est celle du possesseur du sceau. Mais l’idée n’est pas de lire l’empreinte digitale, l’idée forte, c’est qu’elle soit là, elle a une valeur ontologique, elle est une émanation de la personne, ça sacralise, au fond, le sceau, mais personne n’irait, même à l’œil nu, essayer de voir si cette empreinte sur tel sceau est la même que sur tel autre sceau, produit par la même personne… Non, c’est sa présence qui compte, ce n’est pas sa lecture… Alors, l’objet qui sert à poser l’empreinte, c’est la matrice, voici un exemple de matrice d’un grand personnage, un roi des Romains, donc le futur Empereur du Saint-Empire d’Allemagne, à la fin du 13e siècle, Rodolphe de Habsbourg… Et en apposant cette matrice sur de la cire, on produit un objet qui garantit la teneur d’un document… Le sceau, c’est le roi ! Ce n’est pas l’image du roi, c’est le roi ! Et à la fin du Moyen-Âge, quand le roi fait son entrée dans une bonne ville du royaume, par exemple, le sceau vient tout seul en tête du cortège… Il y a un cheval, qui porte la matrice de sceau, et qui précède la personne physique du roi, donc c’est vraiment l’objet le plus important du gouvernement ! Utiliser frauduleusement une matrice, fabriquer une fausse matrice au 14e siècle, c’est un crime de lèse-majesté et c’est passible de peines extrêmement sévères et comme pour les faux-monnayeurs, les faux-scelleurs, si je puis dire, non seulement sont condamnés à mort, mais à cette peine très particulière qui consiste à être bouilli dans une marmite…

Extrait sonore du film À nous la liberté, de René Clair – Marquez l’empreinte de vos doigts, retournez-vous et marchez droit, nous vous donnerons de l’ouvrage…

François Poplin, ethno-zoologiste – Dans la Nature, les sons ne se marquent pas, ne se fossilisent pas… Et c’est le grand rêve qui se trouve dans Rabelais, des paroles gelées, où les cris, les clameurs d’un combat, ont été emprisonnés par les glaces, et quand les glaces fondent, au printemps, de nouveau, on entend ces horions, ces bruits divers… Alors ça, c’est un grand regret, cette histoire des paroles gelées, mais la technique a trouvé une solution, avec tout d’abord le cylindre et le disque, et puis les enregistrements magnétiques… Mais ce qui est très intéressant dans le cas du disque, par exemple, c’est que, une empreinte sonore a été transformée en empreinte tactile, pour ainsi dire, c’est-à-dire, c’est devenu un relief exactement comme l’empreinte d’un pied de mouton ou de sanglier dans la boue !  L’homme a une faculté particulière, en ce qui concerne les empreintes de gibier dans les voies, c’est qu’il est capable de les lire en-dehors de la présence de l’animal…  Et en particulier quand le chasseur va mettre deux doigts dans les deux onglons du cerf, eh bien, s’engage à ce moment-là un rapport très étroit entre la forme du corps de l’animal et la forme du corps humain…  Et au bout du compte, on comprendra un jour que les deux doigts du cerf sont notre médius et notre annulaire, etc. Par conséquent, ça n’est pas rien que ces notions-là, et dans, dans l’évolution humaine, la chasse, la lecture des pistes, a été quelque chose qui a préparé l’humanité à la lecture, à l’expression graphique, depuis les dessins préhistoriques, si vous voulez, jusqu’à, jusqu’à l’écriture au fil de la plume…

Roger Agache, archéologue – Alors voyez, c’est quand même étonnant, d’avion, on voit réapparaître ce genre de choses… Alors là, on a l’emplacement d’un fortin en forme d’étoile, c’est le fortin d’Henri IV, du roi de Navarre,  qui tente de reprendre la ville d’Amiens aux Espagnols qui s’en étaient emparés par surprise… Alors, toutes ces empreintes, c’est des hiéroglyphes de la Terre, toutes ces empreintes apparaissent, disparaissent… Le même système apparaît tantôt en jaune sur fond vert, tantôt en vert sur fond jaune, tantôt en sombre sur les sols plus clairs, l’hiver… C’est l’empreinte du passé…

Commentaire – Ce que les agriculteurs du nord de la France, au ras du sol, appellent encore prudemment les « chemins des fées » est dû à des différences d’humidité, donc de croissance de la végétation, le long de fondations comblées. Pour faire resurgir, vues du ciel, des formes disparues depuis vingt ou trente siècles et qui réapparaissent quelques jours, quelques heures par an, révélant des enceintes sacrées et des enclos funéraires de l’Age du Bronze compliqués de tranchées de la guerre de 14, un faux théâtre romain qui fut un vrai dépôt de munitions, une villa gallo-romaine ou de simples fermes, il a fallu l’invention conjuguée de l’aviation, qui n’est pas une empreinte, et de la photographie, qui en est une, et dont l’idée est bien antérieure à Niepce. L’empreinte n’est rien sans le regard, véritable filet à faire remonter le coupable ou le passé, comme le conjuguaient si bien Agatha Christie et sir Max Mallowan, la reine du polar ourdissant ses intrigues sous la tente pendant que son époux grattait les ruines de Nimrud. Quoi qu’on fasse, on laisse des traces, que l’on soit peintre ou pneu ou chien ou chat ou porteur de pataugas, ou hominidés marchant il y a trente-six mille siècles dans les cendres de Laetoli, en Tanzanie. Les habitants de Pompéi engloutis sous les cendres chaudes puis nettoyés par les vers ne laissant que leurs os et leur forme ont dû attendre qu’on injecte du plâtre dans ces étranges cavités pour offrir à la vue, pour toujours, un geste, un instant, une lueur d’espoir, une souffrance rapide, la certitude d’un désespoir. Du moins avaient-ils vu arriver la catastrophe qui supprimerait la ville et eurent-ils le temps peut-être de quelques gestes d’adieu ou de tendresse, avant une mort qui ne devait rien à personne. Deux mille ans plus tard, à Hiroshima et Nagasaki, l’éclair atomique imprimant l’ombre d’un corps sur les marches d’une banque, d’une vanne sur un mur et, sur une cabane en bois, d’une silhouette avec son échelle, l’Histoire tirait aussi vite que son ombre, confirmant l’entrée dans une ère nouvelle qui frémissait déjà depuis les débuts du commencement de la fin de l’innocence.

53 min 14 s

Ce qu’il y a de bien dans l’Univers, c’est que tout ce qui s’y passe y laisse des traces et que ces traces parfois y restent. Encore heureux, car sans cela, nous ne saurions rien sur rien, nous qui arrivons toujours trop tard, après la bataille, après le Déluge, après le Big Bang.

Des pattes du chat sur le capot à celles des dinosaures, en passant par les semelles des astronautes sur la Lune, des collisions de particules dans les détecteurs aux cratères d’impact de la comète Shoomaker-Levy sur Jupiter, des premiers sceaux sumériens aux empreintes digitales ou génétiques, des citoyens de Pompéi involontairement moulés par les cendres à l’homme d’Hiroshima imprimé en silhouette sur un mur en béton, l’empreinte et la trace guident notre quête du passé et éclairent notre peur du noir.