NESTOR présente

Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

EGGPLANT EATER! / MANGEUR D’AUBERGINES !

The three religions of medieval Europe have shaped, without our being aware of it, structures of modern thought that seem to us at first blush to be entirely rational.

Les trois religions dominantes de l’Europe médiévale ont pu modeler à notre insu des cadres de pensée moderne à première vue parfaitement rationnels.

David Nirenberg
11 Août, 2013
Tapuscrit...

David Nirenberg – Je pense avoir passé la plus grande partie de ma vie de chercheur à tenter de comprendre comment l’islam, le christianisme et le judaïsme se servent les uns des autres pour penser sur soi et penser aux deux autres pour se définir soi-même. Toutes sortes d’aspects de notre pensée ont trouvé place dans ce contexte, par exemple la transmission de la philosophie grecque, la transmission de certaines formes de médecine ou de mathématiques s’est souvent faite à travers des gens, des textes ou des langues qui pouvaient être critiquées en tant qu’arabes ou juifs ! Songez à la condamnation par Pétrarque des médecins musulmans… Ou à la condamnation par l’Inquisition de certaines formes de pensée comme juives ou musulmanes… Ou même à l’époque moderne, à la condamnation par des philosophes occidentaux, des gens comme Hegel, de certaines formes de rationalité, par exemple à des approches du monde excessivement abstraites ou excessivement rationalistes, comme juives… Et donc je m’intéresse beaucoup à la manière dont tous nos autres niveaux de pensée, depuis comment nous mangeons et nous habillons jusqu’à comment nous organisons nos formes de pensée les plus abstraites, sont modelées, piégées et incorporées dans ce monde de trois religions…

Les aubergines, par exemple. En Espagne, l’Espagne médiévale , l’aubergine fut réellement, probablement, introduite par les Arabes, mais plus tard les chrétiens l’associèrent aux juifs ! Ainsi par exemple dans la poésie chrétienne, quand on poète chrétien veut insulter un autre poète chrétien en le traitant de « Juif », il dit : « Tu es un mangeur d’aubergines ! » Ou « Tu as des yeux d’aubergine ! » Quand l’Inquisition condamnait quelqu’un, souvent une sorcière par exemple, on la sortait de l’église et les chrétiens sur le parvis de l’église lui jetaient des aubergines ! Donc si même un légume comme l’aubergine peut devenir un marqueur complexe de différence culturelle, vous voyez comment le monde a été façonné, imaginé, interprété à travers la réflexion sur les différences ou les relations entre musulmans, chrétiens et juifs…

Et par exemple, au XXe siècle, la plupart des gens étaient convaincus que certaines choses étaient juives : le capitalisme était juif, l’algèbre abstrait était juif, une certaine manière de peindre était juive, enfin, comment pouvaient-ils en être si certains ? Cela nous semble maintenant ridicule, mais à l’époque il s’agissait des productions les plus rationnelles que la pensée la plus avancée pût produire ! Et la raison pour laquelle nous pouvons produire de telles pensées est que nous ne sommes pas conscients d’un point de vue critique du degré auquel nos catégories religieuses affectent notre manière de penser. Les trois religions sont inextricablement liées les unes aux autres ! Chacune veut s’approprier l’autre, et en même temps refuse d’être l’autre ! Il leur faut donc trouver une manière plus complexe d’inclure et de repousser l’autre ! Le judaïsme est dans l’islam, et il n’est pas l’islam ; l’islam n’est pas le judaïsme, le christianisme s’approprie le judaïsme mais refuse d’être judaïsé ! Le judaïsme rabbinique émerge dans le contexte du christianisme primitif, mais il tient à faire état de sa prétention à posséder une tradition plus solide, meilleure, que celle des chrétiens primitifs… En ce sens ils ne peuvent pas faire comme 2 les Grecs, qui se contentent de dire, « Arrière, Barbare, tu n’es pas l’un de nous, tu es autre ! » Il y a là une interaction bien plus complexe entre, disons, soi et l’autre, qui exige à la fois l’appropriation et l’expulsion, ou même l’extermination…

3 min 46 sec

Transcript...

David Nirenberg – I think I’ve dedicated most of my life of research to trying to understand how Islam, Christianity and Judaism use each other to think about themselves, and think about each other in order to define themselves. All kinds of aspects of our thought have taken place in this context, for example the transmission of Greek philosophy, the transmission of certain kinds of medicine or mathematics, was often through people or texts or languages that could be criticized as Arabic or Jewish! Think of Petrarch’s condemnation of the Muslim doctors… Or the Inquisition’s condemnation of certain kinds of thought, as Jewish or Muslim… Or even, in Modernity, the condemnation by Western philosophers, people like Hegel, of certain kinds of rationality, for example excessively abstract or excessively rationalist approaches to the world, as Jewish… And so, I’m very interested in the ways in which all our levels of thought from how we eat and dress, to the ways in which we want to classify our most abstract forms of thought, are shaped and enmeshed and embedded in this world of three religions…

Eggplants for example. In Spain, in medieval Spain, eggplant was really introduced by the Arabs, but later it came to be associated by Christians with the Jews! So for example in Christian poetry when one Christian poet wants to insult another Christian poet, and call him a “Jew,” he says: “You are an eggplant-eater,” or “You have eyes of eggplant!” When the Inquisition condemns someone, often a witch, for example, as she was ushered out of the church, the Christians in front of the church would throw eggplants at her or him. So, even if something as a vegetable like the eggplant can become a complex marker of cultural difference, you see how the world has been made, imagined, interpreted through thinking about the difference or the relationship between Muslim, Christian and Jew…

So for example, in the 20th century, much of the world was convinced that certain things were Jewish: capitalism was Jewish, abstract algebra was Jewish, a certain kind of ways of painting was Jewish, why, how could they be so certain? These things now we look at them as ridiculous, but at the time they were the most rational products of the most advanced thought we could produce! And the reason we can produce such thoughts is because we’re not critically aware of the degree to which our religious categories are affecting how we think. The Three Religions are intertwined with each other! They want to appropriate the other, at the same time they want not to be the other! So they have to find that more complex way of including and repelling the other! Judaism is inside Islam, it’s also not Islam, Islam is not Judaism, Christianity appropriates Judaism but it doesn’t want to be judaized ! Rabbinic Judaism arises in the context of Early Christianity, but it wants to show its claim to the Jewish tradition as being stronger, better than, the Early Christian one… In this sense they can’t do what the Greeks do, which is just say, “Go away, Barbarian, you are not of us, you are other!” There is this much more complex interplay between, well, the self and the other, which requires both appropriation and expulsion or, or even extermination…

3 min 46 sec

Professor of Medieval History and member of the Committee on Social Thought at the University of Chicago, David Nirenberg specializes in the interaction of Christianity, Judaism, and Islam in Mediterranean medieval Europe.

Professeur d’histoire médiévale et membre du Committee on Social Thought de l’université de Chicago, David Nirenberg se consacre particulièrement à l’étude de l’interaction des idées entre chrétiens, juifs et musulmans dans l’Europe méditerranéenne médiévale.