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par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

LE CONSENTEMENT MEURTRIER

Quand la violence nous arrange, ses conséquences mortifères cessent de nous déranger.

Marc Crépon
22 Jan, 2014
Tapuscrit...

Marc Crépon – Notre expérience de la violence présente un étrange paradoxe : parce que le sentiment de protestation qui nous anime devant l’ensemble de ses manifestations ne concerne que quelques-unes d’entre elles, tandis que les autres nous laissent muets, sinon indifférents et résignés, nous consentons à la violence autant que nous nous opposons à elle. Notre appartenance au monde est faite de ces choix qui heurtent le principe selon lequel la relation aux autres est fondée sur la responsabilité de l’attention, du soin et du secours, qu’exige de partout et pour tous la vulnérabilité d’autrui. Avec cette responsabilité nous sommes donc confrontés à un principe éthique que nous ne cessons de transgresser, à plus forte raison lorsque nous nous engageons contre telle ou telle forme de violence, y compris les plus insupportables, d’une façon qui implique elle-même le recours à la violence. Cette transgression, à laquelle personne n’échappe, parce qu’elle décrit une dimension incontournable de notre rapport au monde, je l’ai appelée récemment le consentement meurtrier. Il m’a fallu beaucoup de temps pour parvenir à mettre un nom sur ce paradoxe et passer notamment par la déconstruction de toutes les formes d’invocation meurtrière de l’appartenance, de l’identité, tous ces usages de la première personne du pluriel, « nous », qui parce qu’ils s’accompagnent toujours d’un « vous », ou d’un « eux » discriminants, sont potentiellement meurtriers. Et pourtant, comme souvent en philosophie, tout était là depuis le début.

L’histoire que je voudrais raconter m’a beaucoup marqué, elle a décidé, accessoirement, de l’orientation de mes recherches depuis plus de vingt ans. La scène se passe en Moldavie, en 1988. La Moldavie était alors, pour encore quelques années, une des républiques fédérées de l’Union soviétique. Mais déjà l’empire craquait. Un peu partout de grandes manifestations étaient organisées dans les républiques périphériques pour réclamer l’indépendance. Quelques mois plus tôt, en Géorgie, les chars soviétiques étaient sortis dans la rue et il y avait eu un bain de sang. En Moldavie, une des premières revendications partagées par la population des villes, et des campagnes – il s’agit d’une république très agricole et viticole – consistait à réclamer que la langue moldave, en réalité le roumain, soit instaurée comme langue d’État (limba de stat). Mais elle était aussi l’occasion de revenir sur près d’un demi-siècle de domination russe, avec toutes les vexations, les humiliations, les discriminations de caractère colonial qui en étaient la marque de fabrique. Je me trouvais avec quelques amis dans cette manifestation. Cette fois-ci encore les chars sont sortis, mais ils n’ont pas tiré. C’est alors qu’avec ces amis nous nous retrouvâmes dans le jardin de l’un d’entre eux, à prendre un café, à l’ombre d’un noyer. Ce qu’ils racontaient de ces quarante années qu’ils tenaient de leurs parents et de leurs grands-parents était terrible : la famine au lendemain de la guerre, les déportations, l’étouffement des libertés. Devant le tout jeune professeur que j’étais, ils rivalisaient d’anecdotes, toutes plus bouleversantes les unes que les autres, et pourtant il y avait quelque chose dans leur discours qui m’arrêtait. C’était la violence avec laquelle, du même coup, ils caractérisaient le peuple russe chargé comme peuple de tous les maux, dénigrant ses mœurs, sa culture et surtout sa psychologie. Il y avait dans leur discours, nourri de toutes les injustices du passé, tous les ingrédients qui font depuis toujours le lit des nationalismes, dans ce qu’ils peuvent avoir de plus violent. Tout était déjà là, donc. La question complexe des appartenances, le caractère potentiellement violent de leur invocation, l’inéluctable consentement meurtrier auquel nous voue notre rapport au monde. Il m’arrive parfois de croire que j’en ai fini avec la réflexion qu’ils imposent. Mais c’est évidemment une illusion.

3 min 50 sec

Philosophe et traducteur, directeur de recherche au CNRS et directeur du département de philosophie de l’ENS, Marc Crépon interroge les paradoxes de notre rapport à la violence. À partir d’un souvenir où le ressentiment légitime de la population moldave envers l’occupation soviétique se changeait en haine de tout ce qui est russe, il mesure la puissance de la transmission d’un sentiment dont nous sommes prêts à accepter les implications meurtrières au nom de la justesse de notre cause.