LA PART INVISIBLE / THE UNSEEN PART
Les groupes Medvedkine, ou les premiers pas d’une historienne du cinéma.
The Medvedkine groups; the first steps of a film historian
Tapuscrit...
Catherine Roudé – À l’été 2006, j’arrive à Paris pour entamer mon cursus universitaire en histoire du cinéma. J’ai entre les mains, un peu par hasard, le coffret DVD des groupes Medvedkine. À l’époque je connais déjà le travail de Chris Marker mais je n’ai aucune idée d’une dimension politique de son travail, ni de l’existence de groupes de cinéma militant en France. Et encore moins d’une expérience de création collective entre cinéastes et ouvriers, telle qu’elle a eu lieu à Besançon et Sochaux entre 1968 et 1974. Le fait d’apprendre que des cinéastes avaient formé des ouvriers pour qu’ils tournent leurs propres films et de voir le résultat tel qu’il est sur le DVD des groupes Medvedkine, c’est-à-dire des films extrêmement intéressants, sur le plan formel, sur le plan politique, ça m’a vraiment donné envie de comprendre comment ça avait été possible qu’une telle rencontre ait lieu, entre ouvriers et cinéastes. C’est d’abord ça qui m’a donné l’envie de travailler là-dessus.
En entreprenant la micro-histoire de Slon-Iskra, l’objectif était de comprendre ce qu’a été le cinéma militant de l’après Mai 68, pour celles et ceux qui l’ont pratiqué. Ce qui signifie étudier la façon dont le collectif s’est constitué et a évolué, qui y a travaillé et comment, ses relations avec les organisations politiques et syndicales. Dans le cas de Slon-Iskra, beaucoup d’archives ont été conservées, qui permettent l’écriture de cette histoire. On dispose d’archives de production, de correspondance, de photographies, qui viennent compléter les films du catalogue. La sociologie des œuvres invite à analyser les œuvres quelles qu’elles soient en considérant les figures de lien social qu’elles suscitent. Autrement dit, on ne peut réellement analyser un film qu’en tenant compte des multiples processus qui conduisent à sa réalisation et à sa réception. À plus forte raison quand les structures de production traditionnelles sont transgressées dans un contexte qui se dit collectif et militant. D’autant que les interventions d’un groupe de cinéma militant ne se limitent pas à la production et sont souvent très diverses. De nombreuses formes de soutien interviennent quotidiennement. Cela peut être l’envoi de pellicule à un réalisateur chilien sous l’Unité Populaire, le prêt d’une caméra ou d’une table de montage à un autre collectif, la diffusion d’un film, etc.
Il faut par ailleurs rechercher les sources au-delà des seules archives de la société de production et creuser en direction d’archives privées ou institutionnelles dont la route a croisé celle de la structure étudiée. J’ai pu aussi recueillir de nombreux témoignages qui sont indispensables en histoire contemporaine. Ces deux sources principales doivent être recoupées de façon rigoureuse. Bien sûr les témoignages, qui reposent sur l’expérience personnelle et la mémoire, mais aussi les archives, qui constituent de nombreux pièges, comme des documents fabriqués ou antidatés, pour permettre certaines démarches. Finalement, pour revenir à Chris Marker, une phrase du cinéaste illustre bien le travail de l’historien, bien qu’évoquant en l’occurrence le montage. Il dit : « Un film a deux points communs avec un iceberg, à savoir qu’avec le temps il en reste de moins en moins et que sa part invisible est plus grosse que sa part visible. » À nous, historiens, de faire émerger autant que possible la part invisible de l’histoire.
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Transcript...
Catherine Roudé – Summer 2006. I start in Paris my university classes in history of cinema. I own a DVD of the Medvedkine groups. At that time, I already know about the work of Chris Marker but have not yet discovered its political contents. I also know little about French activist cinema collectives. Even less about the cooperation between filmmakers and workers in Besançon and Sochaux between 1968 and 1974. Learning that movie makers trained workers to shoot their own movies and seeing the result on the Medvedkine groups DVD, that is, interesting films on formal and political grounds, really motivated me to understand how it could be possible. This is what prompted me to work on that subject.
Starting the microhistory of Slon/Iskra, the goal was to understand what activist cinema was after the events of May 1968. This meant analyzing how the collective was born and how it evolved, who worked there and how, its connections to political parties and unions. For Slon/Iskra, a lot of archive was kept, allowing me to write that history. Production documents, letters, photos are there to complement the actual movies. Sociology of art focuses on analyzing any work of art through social ties emerging from it. We can really understand a movie only when considering everything that led to its making and screenings. Even more when usual production processes are bypassed within a collectivist and activist context. In addition, activities of activist cinema go beyond production. Multiple support actions are taking place. Like sending film to a Chilean director during Popular Unity, lending a movie camera or an editing table to another collective, distributing a film, and so on.
Moreover, I needed to go deeper than only the archives from the production company and dig towards private or institutional archive related to Slon/Iskra. I could also interview numerous people whose words are essential to recent history. These two main sources need to be thoroughly cross-referenced. Of course interviews, based on personal experience and memories but also archive documents that contain many pitfalls such as forged or backstated documents. Chris Marker said something that perfectly illustrates historians’ work: “A movie has two things in common with an iceberg. With time there is less and less of it and its unseen part is larger than its emerged one.” It is up to us historians to pull to the surface as much unseen part of history as possible.
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Doctorante en histoire du cinéma à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Catherine Roudé explore un moment de grâce de l’histoire du cinéma militant : la naissance, sous la houlette de Chris Marker, des groupes Medvedkine ouvriers-cinéastes à Sochaux et Besançon en 1968, prolongés par l’activité des coopératives de production Slon puis Iskra. D’où il ressort qu’une enquête d’histoire contemporaine et la fabrication d’un film ont plus d’un point commun.
Catherine Roudé is a PhD candidate in history of film at Paris 1 Panthéon Sorbonne. She is exploring a moment of grace of French activist cinema: the creation of Besançon and Sochaux factory workers’ cinema collectives in 1968, under the tutelage of Chris Marker. Her work also covers how these collectives’ initial work was carried on by the Slon and Iskra production companies. It also shows how much contemporary history research and movie making have in common.