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de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

LES ABSENTS / ALIVE BUT ABSENT

De quelques éclairs soudains dans le noir paysage de la nuit mentale.

Sudden flashes of consciousness in the black landscape of mental night

Patrick Clervoy
4 Mai, 2015
Tapuscrit...

Patrick Clervoy – Moi j’avais envie de vous raconter l’histoire suivante : ça m’est arrivé, j’étais jeune psychiatre au Val de Grâce, et quand j’arrive il y a un homme, que je repère tout de suite parce que c’était l’ancien prof d’allemand de mon patron. Cet homme est donc un sujet très âgé et il est atteint d’une forme particulière de démence qu’on appelle la démence à corps de Lewy, parce que quand on fait l’analyse anatomopathologique de ses neurones, on voit qu’il y a des inclusions qu’on appelle les corps de Lévy dans les neurones, ça traduit une démence. Et cet homme était dans un état de catatonie permanente. C’est-à-dire les membres hypertendus, dans une espèce de tension tonique qui était douloureuse, cet homme, ça lui arrachait des cris, chaque fois qu’on le mobilisait pour le soigner, mais en même temps c’était un coma, cet homme ne répondait à aucune question, il avait les yeux ouverts, mais il ne réagissait plus, il n’était plus avec nous, si je puis dire. Et c’est ce qu’on appelle des formes de catatonie extrême. On le décrivait comme perdu, on cherchait pour lui la maison où il allait finir ses jours, parce que cette maladie était irréversible. Et elle a été irréversible, il est allé vers la mort. Mais je dis, « Moi je veux bien m’en occuper ». Alors qu’il apparaissait à tout le monde que c’était inintéressant puisque la seule fonction du psychiatre, c’était de chercher le local où on allait le mettre.

Et un jour on arrive dans le service, et il s’est passé quelque chose parce que les gens semblent avoir été bouleversés par une histoire et on la raconte au matin. Très tard le soir, vers vingt-deux heures, l’ensemble des patients du service dorment, c’est le silence dans l’hôpital, l’infirmier est en train de régler ses médicaments, et tout d’un coup l’infirmier sent une présence derrière lui. Il se retourne. C’est cet homme. Cet homme qui ne s’était pas levé depuis un an, qui n’avait pas dit un mot depuis six mois, que faisait-il là, debout derrière lui ? « Ça va, Monsieur ? » demande l’infirmier. L’autre y fait : « Oui, ça va. Y a quoi ce soir à la télé ? » L’infirmier lui répond, le plus naturellement possible : « Ben, si vous voulez, y a du, y a du foot, mais je sais pas si ça vous intéresse ? » – « J’adore le foot ! » Il va aller voir le foot avec trois-quatre autres patients, il regarde tout le match de foot, puis à la fin du foot on leur dit : « Bon, c’est l’heure, tout le monde dans sa chambre pour aller dormir », et il est allé se coucher comme tous les autres, et le lendemain matin on a retrouvé la même personne, catatonique, hyper rigide.

Et vous avez donc cette énigme énorme qui est : qu’est-ce qui se passe, qui fait que des gens qui sont perçus comme n’existant plus, entre guillemets, parce qu’ils sont incapables de communiquer, incapables de réfléchir, incapables d’interéagir avec l’environnement, eh bien à des moments donnés, comme ça, comme si y avait un interrupteur on/off, eh bien ces gens-là pouvaient parler. Et quelque part ce qui m’anime, que ce soit vis-à-vis de la folie, que ce soit vis-à-vis des gens en fin de vie, c’est : où sont les gens quand ils ne sont plus là, qu’est-ce qui existe encore, alors qu’ils ne nous répondent plus ? Et pour moi y a une énorme émotion à essayer de cerner ça : où sont les gens quand ils ne sont pas là ? Parce qu’il y a… ils sont quelque part.

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Transcript...

Patrick Clervoy – l would like to tell you the following story: it happened to me when I was a young psychiatrist at Val de Grâce and when I got there, there was a man who I noticed straightaway because he was the old german teacher of my boss. This man was consequently very old and he was afflicted by a particular form of dementia that we call Lewy body dementia, because when the anatomopathology of a patient’s neurons are analyzed, inclusions are seen in the neurons that are called Lewy bodies, the result being dementia. And this man was in a permanent catatonic state. That is to say that his limbs were rigid, in a tension so forceful as to be painful, so that this man would cry out each time he was moved in the course of his care, but at the same time it was a coma, this man did not reply to any question, his eyes were open, but he did not react at all, he was no longer with us if I can put it that way. And this is what is called an extreme catatonic state. We used to describe him as lost, we tried to find a house where he might finish his days, because this disease was irreversible. And it really was irreversible for him, he eventually died of it. But I said, “I am going to look into this”. While it might have seemed to everyone that this case was uninteresting, since all that the psychiatrist could do was to find an appropriate place where we could put him.

And one day I come in to the ward, and something extraordinary appears to have happened because people seem stunned by an event described that morning. Very late in the evening, a little before 10 pm, all the patients in the ward are asleep, the hospital is silent, the nurse is sorting out his medicines when all of a sudden the nurse feels a presence behind him. He turns around. It’s this man. This man who hasn’t stood up for a year, who hasn’t said a word in the last six months, what was he doing there, upright behind him? “Are you OK, sir?” asks the nurse. The man answers “Yes fine. What’s on TV this evening?” The nurse replies, as naturally as he can,” Well if you like, there’s football on, but I don’t know if that will interest you?”. “I love football!“ He goes off to watch football with three or four other patients, he watches the whole match, then at the end the staff say, “Well, it’s time, everyone back to your rooms to sleep”, and off he goes to bed like all the others and next morning there is the same person, catatonic, completely rigid.

And there you have this enormous enigma that is: what is going on, how is it that these people who are seen as no longer existing, in inverted comas, because they are unable to communicate, unable to reflect, unable to interact with their surroundings, yet at given moments like that, as if there was an on/off switch, we find these people can speak. And the part that gets me, maybe vis-à-vis madness, maybe vis-à-vis people at life´s end, is this: where are those people when they aren’t here, what is it that still exists, when they don’t reply to us anymore? And for my part, I get enormously worked up trying to make that out: where are people when they aren’t there? Because… they have to be somewhere.

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Après avoir dirigé le service de psychiatrie de l’hôpital militaire Sainte-Anne de Toulon et avoir enseigné au Val-de-Grâce, après de nombreuses missions extérieures allant de la Bosnie au Mali en passant par l’Afghanistan, Patrick Clervoy concentre ses recherches sur les méfaits du stress dans tous ses états, sur les mécanismes mentaux qui transforment les individus ou les groupes en bourreaux et sur les ressorts énigmatiques qui déclenchent parfois une présence à éclipse dans les esprits à la dérive.

Patrick Clervoy directed the psychiatric service in the military hospital of Sainte-Anne in Toulon and taught at Val-de-Grâce. After numerous missions abroad, ranging from Bosnia to Mali and Afghanistan, he concentrates his research on the ill effects of stress in all its forms, on the mental mechanisms which turn individuals or groups into killers and on the enigmatic forces which sometimes unleash an intermittent presence in fading minds.