NESTOR présente

Les romans-photos

de la recherche !

par Jean-François Dars & Anne Papillault

photo André Kertész

MES RENCONTRES AVEC JACQUES / MY ENCOUNTERS WITH JACQUES

Les amitiés au long cours favorisent le croisement des idées neuves.

Long-term friendships cross-fertilize fresh thinking.

Alain Connes
10 Avr, 2017
Tapuscrit...

Entretien d’Alain Connes avec Jacques Dixmier

Alain Connes – Je vais essayer de raconter ma première rencontre avec Jacques. Il y a eu une suite de circonstances favorables, la première c’est que j’avais été invité en 71 à Seattle pour une conférence et en fait, j’avais acheté, au hasard un Lecture Notes quand j’étais passé par Princeton, c’était un mathématicien japonais, Takesaki, qui exposait le travail d’un autre mathématicien japonais, qui est Tomita. Et j’avais été fasciné, sans vraiment comprendre, pendant tout le voyage en train qu’on faisait à travers le Canada, parce que ça me paraissait extrêmement intéressant. Et quand j’étais arrivé à la conférence, que j’avais vu qu’il y avait le Japonais justement qui expliquait la théorie, j’avais trouvé ça formidable, et donc j’avais décidé, en voyant ce hasard, de n’aller écouter que ce cours et de travailler complètement là-dessus. Et quand je suis rentré de ce voyage aux États-Unis, donc, j’étais jeune marié, avec Danye, j’ai décidé…

Le séminaire de Dixmier

…d’aller au séminaire de Jacques Dixmier, qui était à Paris, qui avait pour sujet les algèbres d’opérateurs. Et il y a eu un concours de circonstances extraordinaire qui a fait que, à nouveau au hasard, parmi les articles que Jacques proposait d’exposer au séminaire, j’en ai choisi un, et quand je suis rentré en banlieue en train, en lisant cet article, je me suis rendu compte qu’en fait il y avait un lien formidable entre les deux théories. À ce moment-là, j’ai envoyé une petite lettre d’une page à Jacques, il m’a répondu presque tout de suite en me disant : « Je comprends pas, c’est trop court, il faut beaucoup plus de détails », je lui ai réécrit, deux jours après, en lui envoyant une lettre de quatre pages, et c’est là que notre entente a commencé, il m’a reçu dans son bureau, et je me souviens très, très bien qu’il m’a dit un seul mot, il m’a dit : « Foncez ! »

Jacques Dixmier – La deuxième rédaction qu’il m’a envoyée et qui était détaillée, je me souviens qu’il obtenait des résultats qui étaient nouveaux, visiblement importants, et inattendus, j’ai été ahuri de voir ça démontré en quatre pages, quoi… C’est pour ça que j’ai dû lui dire « Foncez ! » Et puis alors, bon, les quatre pages sont devenues quand même les cent et quelques pages de ta thèse…

La trace de Dixmier

AC – Il y a un autre épisode où on a vraiment renoué ensemble, c’était à l’IHÉS ! Jacques avait fait dans les années 50 une découverte, il avait trouvé une trace exotique sur les opérateurs…

JD – Euh, on parlait, je crois, des algèbres hilbertiennes, et je t’ai dit : « Je m’étonne que cet exemple que j’ai fabriqué n’ait pas servi à faire des contre-exemples » … Parce que, ce que j’avais trouvé, tu dis exotique, pour moi c’était une monstruosité mathématique ! Et une monstruosité mathématique, souvent ça ressert à faire d’autres monstres ! Je me souviens encore Alain disant : « Mais c’est exactement c’qu’y m’faut ! »

AC – Oui, alors en fait, maintenant ça s’appelle la trace de Dixmier, mais il se fait que dans les bons cas, cet objet converge, c’est-à-dire que normalement, c’est un objet qui est exotique ou monstrueux parce que y a une quantité qui n’a pas de limite, mais en fait dans les bons cas, la quantité en question a une limite ! C’est une espèce de mesurabilité… Et alors y a un phénomène extraordinaire qui se produit, c’est qu’en fait pratiquement toutes les intégrales qu’on connaît, en mathématiques, sont un cas particulier de cette construction…

JD – Oh là, t’exagères, quand même…

AC – Ah, j’exagère pas ! J’exagère pas, c’est-à-dire que, d’habitude en mathématiques, quand on écrit , le signe d’intégrale est indissociable de ce qu’on appelle la mesure, c’est-à-dire ce qu’on appelle dμ(x). Il n’y a pas un sens à l’intégrale et un sens séparé pour dμ(x)… C’est l’ensemble, c’est le package, qui a un sens… Eh bien, grâce à ce procédé, on peut donner un sens à l’intégrale, on peut donner un sens aux infinitésimaux, etc., etc., et à ce moment-là on peut dissocier l’intégrale de l’autre côté. Alors il y a un autre intérêt, c’est qu’en fait les physiciens se sont aperçus que dans leurs travaux, y a beaucoup de, ce qu’on appelle de divergences et en particulier ce qu’on appelle les divergences logarithmiques. Et ce qu’a fait Jacques, quand il a défini sa trace, il a montré que le coefficient d’une divergence logarithmique, ça définit une trace, ça a permis de donner un statut mathématique à quelque chose qui normalement n’aurait pas de statut mathématique, qui sont précisément ces divergences logarithmiques…

JD – Ah, si Leibniz y savait ça ! Ah, là là !

AC – Oui, mais justement, là, y a une différence extrêmement forte et frappante entre Leibniz et Newton ! Ce que la trace de Dixmier permet de faire et ce que le formalisme quantique permet de faire, c’est beaucoup plus quelque chose qui va dans le sens de Newton que dans le sens de Leibniz, c’est-à-dire que Newton avait l’idée que les quantités infinitésimales, ce ne sont pas des nombres, ce sont des variables… Or, en mathématiques, on s’aperçoit que la bonne formulation de la notion de variable réelle, la seule qui permette la coexistence entre les variables continues et les variables discrètes, c’est le formalisme quantique, c’est-à-dire que les variables réelles, ce sont des opérateurs auto-adjoints dans l’espace de Hilbert, et les opérateurs auto-adjoints, ils peuvent avoir un spectre continu mais ils peuvent aussi avoir un spectre discret, et tout ça, ça agit dans le même espace de Hilbert… Et alors ce qui est formidable, c’est que quand on lit le détail de la définition de Newton, de ce qu’il appelle les variables infinitésimales, on tombe exactement sur ce qu’on appelle les opérateurs compacts… Non seulement on tombe sur les opérateurs compacts, mais on tombe aussi sur le fait que un infinitésimal peut avoir un ordre 1, un ordre α où α est un nombre réel, donc il a toute une hiérarchie d’infinitésimaux, et précisément la trace que Jacques avait construite, c’est une trace qui intègre les infinitésimaux d’ordre 1, et qui donne un résultat nul pour tous les infinitésimaux d’ordre plus élevé que 1… Donc sa trace c’est une espèce de filtre, qui va filtrer tous les détails quantiques, d’une certaine manière, et qui va donner une image classique d’un résultat… Et ça, ça a joué, dans les développements qu’on a faits ensuite, un rôle absolument essentiel !

JD – On, c’est pas moi, hein !

AC – Mais, donc, ce que je veux dire, c’est que, on a eu cette nouvelle rencontre, qui s’est faite aux déjeuners de l’IHÉS, par hasard …

Le boson de Dixmier

AC – Et alors l’épisode relativement récent, c’est, il y a peut-être cinq ou six ans, on était à la campagne avec Danye, et on reçoit une petite carte postale, que Jacques nous avait envoyée : « Voilà, j’ai le titre d’un livre… » Alors c’était : Bossons sur le boson… Et alors y dit : « Vous l’écrivez, je corrigerai les épreuves ! »

JD – Ah, y faut dire que c’était dans un contexte où on parlait beaucoup de découverte du boson de Higgs, qui n’était pas encore trouvé…

AC – Au même moment, j’avais eu vent, par Étienne Klein, d’une anagramme qui était assez étonnante, qui s’intéressait précisément au boson de Higgs… Cette anagramme c’était le boson scalaire de Higgs, et de l’autre côté c’était l’horloge des anges ici-bas… Voilà…Et si on passe au commutatif, c’est-à-dire si on ignore l’ordre des lettres, on obtient exactement la même chose… Alors, on avait trouvé une horloge ornée d’anges, comme y en avait au début du XXe siècle, on avait fait une belle image, et puis on avait répondu à Jacques… Bien sûr pour le moment c’était encore une boutade, et puis on a commencé à communiquer énormément avec Jacques, et puis le bouquin a pris forme ! Et dans lequel au bout d’un moment on a rajouté de plus en plus de détails scientifiques, mais qui a existé comme ça, presque, bon, je dirais pas sans efforts…

JD – Pour ce qui est des efforts, là je peux dire que je ne suis plus capable d’inventer des mathématiques et je trouve que c’est infiniment plus facile d’écrire un roman que d’écrire un article de maths !

Les matroïdes de Dixmier

AC –Mais il y a aussi un épisode récent, et qui était que je suis arrivé une après-midi chez Jacques et je lui ai montré la note au Compte-Rendu qu’on avait écrite avec Katia Consani sur ce qu’on appelle le site arithmétique. Jacques a lu cette note avec attention et…

JD – Sans y comprendre grand-chose !

AC – Oh, oh, oh… Oui, sauf qu’il a compris quelque chose d’extraordinaire, il a compris que c’était relié à un travail qu’il avait fait dans les années 60, Jacques avait classifié les matroïdes et il s’est aperçu en lisant notre compte-rendu, que l’espace qui classifiait les matroïdes était le même que l’espace des points du topos qu’on obtenait… Mais en regardant de plus près, on s’est aperçu qu’en fait, le topos en question, c’était un topos qui était sous-jacent à toute la géométrie non-commutative, et la raison c’est que, en géométrie non-commutative, le point est représenté par l’algèbre des opérateurs compacts, cette algèbre elle a des endomorphismes et ces endomorphismes définissent exactement le topos qu’on avait eu… Quand on regarde cette algèbre comme un faisceau sur le topos, le faisceau a des fibres, sur chacun des points, et on obtient exactement les algèbres que Dixmier avait classifiées… Au niveau conceptuel, ça a montré que le topos qu’on avait trouvé, c’était simplement le point en géométrie non-commutative… Et ça, alors c’est extrêmement satisfaisant et c’est venu du fait que Jacques a lu notre note en grand détail et a fait la connexion avec le travail qu’il avait fait des années auparavant.

Paris-Shanghai, 1er avril 2017

09min 50sec

Transcript...

Alain Connes – My first encounter with Jacques Dixmier goes back to 1971. I had been invited in the summer of 1971 to the Battele Institute in Seattle and on the way, in Princeton, I had by chance bought a Lecture Notes. The author was a Japanese mathematician: Takesaki, and he was expounding the work of Tomita, another Japanese mathematician. While, with my wife, we were travelling by train through Canada and I had become fascinated by this book, trying to read it. And when I arrived at the conference in Seattle, I discovered that Takesaki was one of the lecturers. I found that amazing, and when I saw this chance, I decided on the spot to go only to his talks and to work hard on that topic. When I got back to France, I went, in September, to attend the Dixmier seminar in Paris. And there, again by chance, I took a paper on the Araki-Woods work which Dixmier was seeking to expound in his seminar, and, on the train ride to the suburbs on my way home, I realized that there was a formidable link between the two theories. At this point I sent Dixmier a one page letter explaining my finding and he replied immediately asking for more details. I replied two days later with a four page letter and it is there that our interaction began; we met in his office and he had just one instruction: « Go Ahead! »

Jacques Dixmier –The second letter he sent me, I remember, was proving unexpected and obviously important results, and I was amazed to see it done in 4 pages, that’s why I told him « Go ahead!  » and then, the four pages became the more than hundred pages of your thesis.

AC – Around 1985 another episode of our interaction took place in IHÉS, Jacques had discovered in the 50’s an exotic trace for operators in Hilbert space.

JD – I told you: I am surprised that this construction of mine did not help to construct counter-examples, because what I had found which you called « exotic » was rather for me a monstrosity. And I still remember Alain telling me « but this is exactly what I need!  »

AC – Yes, in fact this construction is now called the Dixmier trace and very often, convergence eliminates the involved choices that could seem pathological. It is a kind of measurability. And then there is a truly remarkable fact: this construction covers all the known examples of integrals in mathematics!

JD – Here you exaggerate somewhat!

AC – No, I do not exaggerate, usually in maths when one writes \int f\left(x\right)dx, the integral sign cannot be dissociated from what one calls the measure which one denotes d?(x), it is only the whole package that makes sense… But the construction of Jacques gives an independent meaning to the integral so that the integral sign and the dx have independent meanings… Another key point is that, in their doings, physicists have noticed the many occurrences of logarithmic divergences. And the construction of Jacques shows that the coefficient of the logarithmic divergence is a trace, and gives a precise mathematical status to these divergences.

JD – Ah, if Leibniz had known this! Ooh la la!

AC – Yes, but it is precisely here that the points of view of Leibniz and Newton differ substantially! What the Dixmier trace together with the quantum formalism allow one to handle is much closer to Newton’s idea of infinitesimals than to Leibniz’s. Newton had the idea that infinitesimals ought to be variables rather than numbers. And in mathematics one finds out that a good formulation of the notion of a real variable is as a self-adjoint operator in Hilbert space. This is the only formulation which allows for the coexistence of discrete and continuous variables. And what is amazing is that when one reads Newton’s definition of infinitesimal variables one gets exactly the compact operators in Hilbert space. And an infinitesimal can now have an order, it may be of order 1, of order any positive real number, etc. . And it is precisely the case that the Dixmier trace integrates infinitesimals of order at least 1 but gives zero for any infinitesimal of order strictly greater than 1. Thus his trace is a kind of filter which eliminates all quantum details and delivers a classical picture of the result… And this feature played a key role in the new developments!

JD – Developments not due to me!

AC – Thus this second great interaction took place during lunch in IHÉS! By chance! This third and most recent interaction took place six years ago. We were with Danye in the country and received a postcard from Jacques: I have the title of the book: Let’s bother with the boson! you write it, I will proofread!

JD – It was the time of the discovery of the Higgs boson, not yet found…

AC – At that time I had heard from Étienne Klein an anagram involving the Higgs boson. One side is « le boson scalaire de Higgs » and the other « l’horloge des anges ici-bas. » If you shift to commutative and don’t take the letters’ order into account, the two sentences are exactly the same. We had found a clock decorated with angels, so we sent its picture to Jacques together with the anagram. At that point it was like a joke but gradually the book came into existence. And gradually we added more and more scientific details, in an almost effortless way.

JD – As far as efforts go, I am no longer able to invent mathematics but writing a novel is so much easier…

AC – Finally there is a recent episode, I came to see Jacques one afternoon and showed him the Compte-Rendu note we had just written with Katia Consani, on the arithmetic site. Jacques read the note carefully …

JD – Without understanding much!

AC – Oh, oh, except that he noticed an extraordinary relation with the work he had done on the classification of matroids in the 1960’s. He noticed that the space which classifies matroids is the same as the space of points of the arithmetic site! And by looking closer we then understood that this topos is underlying non-commutative geometry! Indeed, in non-commutative geometry, the « point » corresponds to the algebra of compact operators, this algebra has endomorphisms and they define exactly the same topos… And when one looks at this algebra as a sheaf on the topos, the stalks of this sheaf give the matroid classification of Jacques. At the conceptual level this gave us the meaning of the topos we had found with Katia: this topos describes the structure of the point in NCG! This extremely satisfactory result came from the care with which Jacques read our note and made the link with his previous work.

Paris-Shanghai, April,1st, 2017

09 min 50 sec

Mathématiciens tous deux, le premier ayant été l’élève du second, Alain Connes et Jacques Dixmier n’ont cessé de voir leurs œuvres s’enrichir à la faveur de rencontres où le hasard joue un rôle bienveillant. Membre du groupe Bourbaki, Jacques Dixmier est un spécialiste reconnu des algèbres de Lie et des algèbres d’opérateurs. Professeur au Collège de France et à l’I.H.É.S., membre de l’Académie des sciences, titulaire de la médaille Fields, du prix Crafoord et de la médaille d’or du CNRS, Alain Connes a notamment développé la géométrie non-commutative. Ce qu’on nomme la trace de Dixmier y est devenu un outil fondamental. La classification des matroïdes par Jacques Dixmier rejoint le « site arithmétique » découvert par Alain Connes et Katia Consani dans leurs travaux impliquant les topos de Grothendieck.

Both mathematicians, the former having been a student of the latter, Alain Connes and Jacques Dixmier, year after year, enhanced their works through favorable encounters led by pure chance. A Professor at Collège de France and I.H.É.S., member of the Académie des sciences, Fields Medal, Crafoord Prize and CNRS Gold Medal laureate, Alain Connes developed and pursued non-commutative geometry. What is known as Dixmier’s trace has become an essential tool in this development; Dixmier’s classification of matroïds meets the “arithmetic site” unveiled by Connes and Consani in their work involving Grohendieck’s toposses.