EXILS / EXILES
Les mandats postaux se rient des frontières
Money orders ignore borders
Tapuscrit...
Thibault Bechini – Quand on parcourt le Val d’Arno, entre Pise et Florence, en train, et grâce à l’une des plus anciennes lignes de chemin de fer d’Italie, la Leopolda, on voit défiler les noms des communes qui bordent le fleuve Arno. Ces gares servent à présent aux migrations pendulaires des habitants qui vont travailler à Florence ou à Pise. On a un peu oublié qu’elles ont permis, à la toute fin du 19e siècle et dans les premières années du 20e, à des hommes, à des femmes, à des familles entières, parfois, de prendre le large et d’abandonner leurs maisons, leurs villages et l’Italie, provisoirement ou pour toujours. Néanmoins ce sont environs mille personnes qui dans les années 1900 quittent chaque année cette partie de la Toscane centrale. Mille personnes, cela correspond à 2 % de la population locale à l’orée du 20e siècle. Rien de bien impressionnant en apparence. Pourtant, comment imaginer que ces départs n’ont eu aucun effet pour ceux qui sont restés sur place, qui ont vécu dans l’attente des nouvelles de leurs enfants, de leurs frères, de leurs sœurs.
Comment imaginer surtout que ces départs n’ont laissé aucune trace dans la vie matérielle des habitants de ces gros bourgs ruraux, désormais reliés à la région marseillaise, à la capitale argentine, Buenos Aires, et dans une moindre mesure aux États-Unis. De fait, dans les familles de ces émigrants, en l’espace de quelques années, les conditions d’existence sont transformées par la présence à l’étranger d’un parent ou d’une parente. Il y a bien sûr les envois d’argent que les migrants font à leurs familles restées au pays. Mais il faut imaginer ce que ces transferts ont de neuf, dans les années 1900. Derrière les horizons démultipliés des familles, il y a tout un univers de papiers. Les lettres que l’on reçoit du bout du monde grâce aux progrès considérables de la navigation à vapeur, mais également les mandats postaux qui peuvent changer le cours ordinaire des jours. Il faut se représenter ce qu’a pu avoir de révolutionnaire un accord passé entre la France et l’Italie en 1904, et qui a permis aux familles des émigrants italiens installés en France de recevoir en Italie, dans leur village, des sommes d’argent déposées sur des livrets de caisses d’épargne ouverts en France, et cela en se rendant simplement à leur bureau de poste et grâce à un échange de télégrammes entre l’administration des postes italiennes et les caisses d’épargne françaises. Les lettres, les mandats postaux, les livrets de caisses d’épargne, autant de déclinaisons de cet univers de papiers qui relie un fragment d’Italie, comme le Val d’Arno, au reste du monde, et qui a un effet direct sur les conditions d’existence d’hommes et de femmes qui ne franchissent aucune frontière.
Que faire de la maison familiale possédée en indivis et de ce lopin de terre grevé d’hypothèques, comment régler une succession alors qu’un membre de la famille est au loin ? C’est là qu’entrent en scène les procurations. Dans les consulats d’Italie à l’étranger, les ressortissants du royaume d’Italie affluent pour rédiger des procurations, qui seront envoyées à leurs parents restés dans la Péninsule. Ces procurations sont légalisées par le ministère des Affaires étrangères à Rome, qui devient le cœur battant de la mondialisation des affaires familiales italiennes. Et c’est ainsi que dans le Val d’Arno, dans le hameau de Staffoli, sur la commune de Santa Croce, une femme, une simple tailleuse, Giuseppa Tognetti, rachète les biens de son beau-frère qui s’est installé à Buenos Aires, fait construire une maison neuve, qu’elle revend quelques années plus tard à un de ses voisins de Staffoli, qui lui aussi est allé tenter la chance en Argentine, et qui place ses économies dans son village natal. Ce n’est pas le Pérou, mais pour Giuseppa, ce lien nouveau entre Staffoli et le Rio de la Plata devient par procuration interposée la promesse d’une existence si ce n’est meilleure, du moins différente.
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Transcript...
Thibault Bechini – When you cross the Val d’Arno between Pisa and Florence by train, taking the Leopolda that is one of the oldest railways in Italy, you see in passing the names of the communes that border the river Arno. Nowadays these stations support the back and forth traffic of inhabitants on their way to work in Florence or Pisa. We have rather forgotten that at the end of the 19th century and in the first years of the 20th, the stations allowed men, women and sometimes entire families to head abroad, abandoning their houses and villages and Italy itself, perhaps temporarily, perhaps forever. Nevertheless in the early 1900s about a thousand people would leave this part of central Tuscany each year. A thousand people: that equates to 2% of the local population at the dawn of the 20th century. Not all that remarkable on a superficial level. Even so, it’s hard to imagine that these departures had no effect on those who stayed, who passed their time waiting for news from their children, their brothers and their sisters.
Hard to imagine above all that these departures left no trace on the material life of the inhabitants of these big rural districts, now linked to the region round Marseilles, to Buenos Aires the capital of Argentina and in a lesser measure to the United States. Indeed in the space of a few years, the families of these emigrants had their conditions of life transformed by the presence abroad of one or other parent. There would of course be the payments made by the migrants to their families left behind in the home country. But we need to realise the novelty of these transfers in the early 1900s. Behind the expanding horizons of the families there would be a universe of documents. The letters that came from the other end of the world thanks to the considerable progress of steam shipping but also the postal orders that might change the daily pattern of activity. We need to realise the revolutionary aspect of an agreement made between France and Italy in 1904 that allowed Italian emigrants to France have their families in their village in Italy receive sums of money deposited in savings accounts opened in France. Furthermore, this was done simply by turning up at their post office thanks to an exchange of telegrams between the administrators of the Italian post office and the French savings outlets. The letters, postal orders and savings account booklets along with supporting documents in this universe of paper link a fragment of Italy, like the Val d’Arno, to the rest of the world and have a direct effect on the conditions of existence of men and women who have not crossed any frontier.
What to do with the family home held in toto and this plot of lend encumbered by mortgages, how to settle an inheritance when one member of the family lives far away? This is where proxies come into play. Emigrants from the kingdom of Italy flood into Italian consulates abroad in order to draft powers of attorney that will be sent to their parents left behind in the Peninsula. These powers are legalised by the ministry of foreign affairs in Rome that becomes the beating heart of the globalisation of Italian family matters. And that’s how in the Val d’Arno in the hamlet of Staffoli within the commune of Santa Croce, a woman called Giuseppa Tognetti who is just a seamstress buys the holding of her brother-in-law who has gone to live in Buenos Aires. She has a new house built that she sells a few years later to one of her neighbours in Staffoli who has also gone to try his luck in Argentina and who puts his savings into the village where he was born. It’s not a fortune but for Giuseppa this new link between Staffoli and the River Plata becomes by virtue of proxies the promise of an existence that may not be better but is at least different.
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Historien et membre de l’École française de Rome (section Époques moderne et contemporaine), Thibault Bechini étudie en particulier les multiples conséquences économiques et urbanistiques provoquées par le lent mouvement de migrations à bas bruit parti de l’Italie centrale, du milieu du 19e siècle jusqu’à la Première guerre mondiale, vers l’Europe et les deux Amériques.
Historian and member of the French School of Rome (Modern and Contemporary Periods section), Thibault Bechini studies in particular the multiple economic and urban consequences caused by the slow movement of migrations from central Italy -from mid-nineteenth century to World War I- towards Europe and the two Americas.
Merci à Adrian Travis pour la traduction.
Our thanks to Adrian Travis for the translation.