ME TOO AU MOYEN-ÂGE / ME TOO IN THE MIDDLE AGES
La violence des sources
Violent sources
Tapuscrit...
Chloé Tardivel – Je travaille sur les archives judiciaires, plus particulièrement sur les archives de la justice pénale à la fin du Moyen-Âge, à Bologne. C’est un type de sources qui m’émerveille et m’émeut à la fois. Ce sont plusieurs kilomètres d’archives, des milliers de boîtes, de registres et de feuilles volantes entassées sur des étagères, qui racontent des moments de vie ordinaire d’hommes et de femmes du passé, des moments de vie malheureux, blessés, violents, meurtris parfois par le crime. Quand je lis les procès-verbaux, j’entends leurs voix, j’imagine les scènes relatées dans la ville, dans cette même ville qui a gardé sa morphologie médiévale, ses tours, ses portiques. J’essaie de redonner corps à ces vies passées, surtout celles des femmes. J’essaie de retrouver leurs paroles, leurs mots, leurs gestes, leurs expériences. C’est un travail de longue haleine, fastidieux même. D’abord parce qu’il faut déchiffrer l’écriture des notaires. Je me souviens, au début j’en pleurais, tellement que j’étais frustrée de mettre des jours à déchiffrer un seul procès. Et ce n’est pas tout : une fois déchiffré, il faut ensuite comprendre ce qui s’écrit. Ce qui est fascinant avec ces sources, c’est qu’elles contiennent des mots et des phrases en langue vernaculaire, la langue parlée par les individus aux 14e et 15e siècles. Bien sûr, ce n’est pas un enregistrement fidèle de ce qui se disait vraiment dans les rues de Bologne, les notaires reformulent, censurent, mais ça parle fort dans les sources, ça crie, ça pleure. Très vite je me suis rendu compte que les hommes étaient partout, vraiment partout, comme agresseurs, comme violeurs, comme incesteurs. Alors quand je tombe sur des cas mettant en scène des femmes criminelles, violentes, j’avoue, je ressens presque une petite exaltation, celle de savoir que les hommes n’ont pas le monopole du crime au Moyen-Âge.
En tant qu’historienne et féministe, les sources que je consulte me parlent, me touchent. Lire le viol d’une fillette de sept ans, même en 1352, m’émeut et m’indigne. Les détails, la violence, le sang qui a coulé, les menaces de l’agresseur si la victime venait à parler, parfois ça me rappelle tout simplement ce que j’entends aujourd’hui, j’ai les larmes qui montent et je dois sortir de la salle de lecture. Faire une pause. Souffler un bon coup et me remettre dans mon espace-temps à moi. Je fais des fichiers : viol, inceste, infanticide, vol, paroles injurieuses, empoisonnement, etc. Les cas d’infanticide sont également durs à lire, car on y devine le grand dénuement des parents, souvent de la mère, d’ailleurs, qui étouffe son nouveau-né ou le noie. Je me sens en empathie.
Je relis les sources avec des catégories d’analyse qui ne sont pas pensées à l’époque, j’identifie des cas d’agression et de harcèlement sexuel. À la fin de l’année 1351, un jeune homme dit aimer par exemple une jeune femme, Margarita et veut lui mettre la main sur le sein. Elle lui répond de la laisser tranquille, de ne pas l’importuner. Il insiste. Elle brandit le manche de son petit couteau d’une main, et de l’autre une natte, et le frappe au nez. Il portera plainte pour coups et blessures. En 1373, une autre jeune femme, Maria, elle, fait face à une proposition sexuelle en pleine rue, par un apprenti, alors qu’elle est en train de passer devant sa boutique. En entendant ces avances sexuelles, elle le maudit et le frappe à la poitrine. En retour il la frappe sévèrement au visage. Maria restera défigurée à jamais par des cicatrices. Lui, portera plainte pour coups et blessures sur sa personne. La banalité de ces scènes d’un autre temps m’interpelle, me questionne. J’y vois d’étranges similarités avec ce que les femmes vivent actuellement, sous une autre forme, certes, mais comme un écho lointain d’un Me Too. Et me vient la question : qu’est-ce que je fais, moi, en tant qu’historienne qui lit ces documents ? Qu’est-ce que je fais de toutes ces violences passées ? Eh bien, je témoigne. Je témoigne en exhumant des archives, ces traces de vies violentées pour rendre à ces femmes une forme de justice qu’elles n’ont pas eue.
03 min 46 s
Transcript...
Chloé Tardivel – I work on judiciary archives – specifically on the criminal justice archives of Bologna in the late Middle Ages. It’s an archival source that has me marveling, and deeply moved. Several kilometers of archives, thousands of boxes, registers and odd sheets of paper piled on shelves, describing crises in the ordinary lives of past men and women. Moments of unhappiness, injury, violence, sometimes battered by crime. As I read the minutes, I hear their voices, imagine the scenes they portray occurring in the city – in this very city whose medieval structures, towers and porticos remain today. I try to revive these past lives, especially those of women. I try to retrieve their speech, their very words, motions and experience. It’s long-term work, often fastidious. Deciphering notaries’ handwriting is the first step. I remember how I was frustrated, even crying at first, as it took days to decipher a single trial. There’s more: once you’ve deciphered, you need to understand what is written. The fascinating thing about these sources is that they include words and sentences in vernacular speech, the spoken language of people in the 14th and 15th centuries. Of course, it’s not an exact reproduction of what was heard in the streets of Bologna, the notaries reframed and censured, but you can hear shouting and crying in those sources. Early on, I realized that men were everywhere, really everywhere, as aggressors, rapers, incestors. So when I come onto cases that involve violent, criminal women, I must admit that I feel a bit of elation, knowing that men didn’t have a monopoly on crime in the Middle Ages.
As a historian and a feminist, the sources I work on speak to me, I’m moved. Reading the account of a raped seven-year old girl, even in 1352, raises emotion and indignation. The details, violence, running blood, the aggressor’s menaces if the victim talks, sometimes just reminds me of what I hear today, I feel tears welling up and have to leave the reading room. Take a break. Breathe deep, come back to my own space-time. I fill note cards: rape, incest, infanticide, robbery, insults, poisoning, etc. Infanticide cases are also hard to stand, because you sense the parents’ deprivation – often the mother’s, by the way, who strangles her newborn or drowns it. I am in total empathy.
I read these sources using analysis categories that were unknown at the time, I identify cases of aggression and sexual harassment. In late 1351, for example, a young man declares to a young woman that he loves her, Margarita and attempts to put a hand on her breast. She tells him to leave her alone, to stop bothering her. He insists. She wields a small knife handle in one hand and a fan in the other, and hits him on the nose. He files a complaint for assault and battery. In 1373, another young woman, Maria, faces a sexual proposition in the street, from an apprentice, just as she passes in front of his shop. Hearing the sexual overture, she curses him and hits him on the breast. In turn, he seriously bruises her face. Maria remains disfigured for life by the scars. He blandly files a complaint for assault and injury. The very triviality of these scenes of yesteryear raises questions. I find strange similarities with what affects women today, in a different way of course, but like a distant echo of another MeToo. So the question arises: What do I, the historian, make of my reading these documents? What do I make of all this past violence? Well, I’m a witness. I testify in bringing up these archives, these traces of desecrated lives, in order to provide these women with a level of justice that they never knew.
03 min 46 s
Historienne et actuellement membre de l’École française de Rome (en section Moyen-Âge), Chloé Tardivel s’intéresse en particulier à l’étude des structures sociolinguistiques que font apparaître les archives judiciaires des XIVe et XVe siècles à Bologne.
Chloé Tardivel is an historian, presently member of the École française de Rome (Middle Ages section). Her current research focuses on the sociolinguistic structures revealed by the XIVth and XVth centuries judicial records of Bologna.
Merci à l’Archivio di Stato di Bologna et à Rossella Rinaldi, ainsi qu’à Harry Bernas pour la traduction.
Our thanks to the Archivio di Stato di Bologna and to Rossella Rinaldi, and to Harry Bernas for the translation.